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impossible. M. Strauss-Durckheim, dans un livre intéressant[1], voulant se former une idée, sinon exacte, du moins approximative, d’une telle quantité, a calculé combien de germes devait renfermer la première plante d’un genre déterminé. Il s’est placé dans les circonstances les plus favorables au système de l’emboîtement, car il a pris pour base le pavot, plante annuelle qui meurt après avoir produit ses graines, tandis que les plantes vivaces en produisent pendant plusieurs années. Le pavot donne environ cinq à six mille graines par an. Pour simplifier son calcul, M. Strauss-Durckheim n’en a supposé que mille. La première plante de cette espèce, créée directement de Dieu, a donc produit la première année de la création mille graines ; chacune de ces graines en a produit mille l’année suivante, et ainsi de suite. Chaque année a donc produit ou a pu produire (car toutes les graines ne germent pas ; mais pour le calcul cela est indifférent, puisque toutes pourraient germer) mille fois autant de pavots qu’il y en avait l’année précédente. Or la création remonte à peu près à six mille ans. Par un calcul très simple, M. Strauss-Durckheim a cherché le nombre de germes que devait contenir le premier pavot, en admettant que le monde finira cette année, et sans avoir égard aux germes qui doivent naître plus tard jusqu’à ce que le déboîtement soit entièrement terminé et que la race des pavots soit éteinte, il a trouvé pour ce nombre le chiffre difficile à écrire et à énoncer de l’unité suivie de dix-huit mille zéros. L’énormité de ce nombre prouve presque à elle seule l’absurdité du système. En supposant en effet la terre formée uniquement de germes de pavots, chaque germe ayant un millimètre de diamètre, elle n’en renfermerait qu’une quantité représentée par le chiffre 2 suivi de trente zéros, quantité à peine comparable à celle que nous avons trouvée tout à l’heure.

Toutes ces impossibilités, toutes ces explications plus ou moins ingénieuses que l’on a été obligé d’inventer pour soutenir l’unité, donnent une certaine force à l’opinion émise d’abord par M. Virey et partagée aujourd’hui par un grand nombre de naturalistes. Si l’on n’avait pas une certaine répugnance instinctive à croire à une inégalité originelle et permanente entre les hommes, si notre esprit, que sa nature porte à tout simplifier, n’avait pas toujours cru mieux comprendre la création en la restreignant, si chaque peuple n’avait un certain penchant à se regarder comme une seule famille, les différences profondes et permanentes que nous avons signalées entre les hommes, l’impossibilité d’attribuer ces différences aux circonstances atmosphériques ou aux hasards de l’organisation, les exemples tirés des animaux, la difficulté de trouver pour les variétés limitâmes des explications rationnelles ou scientifiques, auraient partout fait naître des doutes sur la doctrine de l’unité d’espèce. La connaissance des lois générales de la nature vient elle-même opposer à cette doctrine un nouvel argument. S’il existe dans le monde une loi constante, claire dans son but, évidente dans ses moyens, c’est la profusion avec laquelle la nature produit les germes de tous les êtres

  1. Théologie de la Nature, par II. Strauss-Dorckheim, docteur ès-sciences ; 3 vol. in-8o. Victor Masson, 1852.