Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/83

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’habitude s’en mêle, et l’on finit, nouveau Pâris, par décerner la pomme de la beauté avec presque autant d’équité que l’on pourrait le faire dans Regent’s-Park ou aux Champs-Elysées.

Je n’ai donné là qu’un croquis de cette scène des Mille et Une Nuits, où l’on coudoie un lettré de Bassorah, un marchand de Samarcande, au milieu de boutiques de bric-à-brac (car les Turcs aussi ont leur bric-à-brac) qui cachent peut-être la lampe merveilleuse d’Aladin. Il faudrait remplir un volume pour retracer le panorama dans son entier et montrer ce vénérable aga à barbe blanche monté sur son rawan, devant lequel la foule s’écarte avec respect; cette longue file de chameaux qui a traversé le désert dans toute son étendue et vient déposer dans le grand khan les merveilleux produits de la Perse et du Cachemire; ce harem, la vieille mère, les jeunes femmes, les beaux petits enfans au teint de lis et de rose, sous l’escorte vigilante de deux eunuques armés de sabres et de pistolets; enfin, comme souvenir de l’Europe, ce digne consul précédé de deux cavas portant cannes à pomme d’argent, majestueux autant que peut l’être celui qui porte la paix et la guerre dans les basques de son paletot. En dernier trait qui m’a paru caractéristique, et j’ai fini. Dans les populations des grandes villes européennes, l’aveugle ne joue guère qu’un rôle de luxe, soit qu’il s’érige en statue sur les ponts, ou fasse sortir des sons mélancoliques des flancs d’une clarinette; en Orient au contraire, il prend part à la vie commerciale et se rend utile à la société en débitant des pois chiches et des raisins. C’est là en vérité un triste et curieux spectacle que de voir de pauvres diables aux orbites vides équilibrer les plateaux d’une balance et compter la recette de transactions où l’avantage n’est pas du côté du clairvoyant.

Rien de misérable, d’éclopé, de branlant comme l’aspect des maisons de Damas : vous entrez par une petite porte basse, vous suivez un long et sombre corridor, et immédiatement un spectacle d’une fantaisie tout orientale se présente à vos yeux. Voici une cour aux larges dalles où fleurissent des orangers et des citronniers; dans de vastes bassins de marbre s’élèvent des gerbes d’une eau fraîche et limpide; toute la muraille est bigarrée d’arabesques aux couleurs éclatantes; puis ce sont de grandes salles dorées de la base au faite, où des fontaines font entendre jour et nuit leur doux murmure. Le caprice du poète n’a jamais rien inventé de plus souriant que cette demeure; en un coup d’œil, elle vous fait comprendre les luxes et les joies de la vie oisive et insoucieuse de l’Asie. — Mais il y a des revers à la médaille, me disait un Européen exilé, devant lequel j’admirais toutes ces splendeurs : l’hiver, quand le vent du nord siffle à travers la muraille, vous échangeriez bien volontiers ces Alhambras au petit pied pour une mansarde bien fermée, où vous n’auriez pas besoin de fourrure pour conserver quelque peu de votre chaleur animale. —