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le produit plus systématique peut-être de cette tendance à laquelle obéit désormais le génie de Meyerbeer, et qui consiste à remplacer le conflit des passions individuelles par le conflit de certaines idées éternelles ayant pour représentans des individus historiques ou des peuples.

Au premier rang des compositeurs que le génie et les succès de Meyerbeer ont suscités en France, il convient de citer l’auteur de la Reine de Chypre et de Charles VI. Pas plus qu’Hérold, dont il recueillit un moment l’héritage[1], pas plus que la génération musicale de cette époque, M. Halévy n’échappa sans doute à l’influence rossinienne, mais cette influence fut sur lui moins immédiate. Entre Guillaume Tell et la Juive, on sent que Robert le Diable a passé. M. Halévy a beaucoup étudié. Lorsqu’il entra dans l’arène musicale, il était armé de toutes pièces, et cinq années passées au sein de l’intimité de Cherubini avaient fait de lui un maître dans la science du contre-point, dans cet art qu’il possède à un degré supérieur et que j’appellerais volontiers l’architecture des sons. Aussi ce fut avec l’entière connaissance de lui-même qu’il aborda la carrière ; la vocation instinctive tient ici beaucoup moins de place que la conviction esthétique. M. Halévy est une exception intéressante dans l’histoire de l’opéra français moderne. Il n’a rien de cette aimable légèreté qu’on attribue à l’esprit national, de cette coquetterie un peu frivole, de ce mélodieux entrain dont la plupart des opéras de Boïeldieu, d’Hérold et de M. Auber portent la marque, et dont on retrouve la trace jusque dans les improvisations banales de M. Adam. Chez lui, tout est méthode et calcul ; aussi les difficultés le tentent, et presque toujours il s’en tire en homme excessivement habile. À ce point de vue, l’Eclair est peut-être aujourd’hui encore l’œuvre la plus complète que M. Halévy ait produite. Avouons qu’un opéra sans chœurs et sans action, où figurent seulement deux ténors et deux soprani, eût semblé, même en Italie, une gageure impossible. À force de nuances, M. Halévy parvient à piquer la curiosité, à se montrer intéressant là où d’autres ne réussiraient qu’à produire l’ennui. Il est vrai, pour tout dire, d’ajouter qu’il arrivera vingt fois au même musicien d’être ennuyeux en des endroits où l’intérêt paraîtrait ne demander qu’à naître. Comme tous les hommes doués de plus d’intelligence que d’imagination et chez lesquels les facultés critiques l’emportent de beaucoup sur la puissance productive, M. Halévy n’a point fondé d’école, et aucun de ses opéras, si nombreux qu’ils soient, n’a fait époque. Je le rattache à Rossini ; je pourrais aussi

  1. En terminant la partition de Ludovic, dont le chantre du Pré aux Clercs n’avait laissé que des fragmens.