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se plaignait beaucoup dans les derniers temps de son séjour ici, ne tarda pas à se rétablir entièrement à la douce influence du climat natal, et peu à peu il oublia l’asphalte des boulevards, les couloirs du Théâtre-Italien et le Café de Paris, comme il avait oublié déjà tant de choses en ce bas monde. Bologne lui plaisait, il s’y laissait vivre au milieu d’une prélatine aimable et tolérante ; Rossini a toujours infiniment goûté la société des éminences, prédilection qu’il dut aux bontés dont le combla dans sa jeunesse le cardinal Consalvi[1], l’un des hommes les plus sensibles à la musique. L’habile et. circonspect aménagement d’une fortune considérable, les plaisirs de la table, les émotions tempérées d’une partie de whist, tels étaient les affaires et les délassemens de ce sage, revenu des grandeurs humaines, et qui pouvait dire comme cet autre épicurien du temps de Raphaël : « Vous me demandez ma profession de foi, je ne crois pas plus au noir qu’à l’azur, mais je crois au bon vin, au chapon rôti ; en y croyant, on est sauvé[2]. »

La révolution de février vint surprendre l’heureux dilettante au sein de son bien-être. Saisi d’épouvante et d’horreur à l’aspect des événemens dont Bologne fut le théâtre, il émigra pour Florence, où jusqu’à nouvel ordre il semble avoir installé ses lares domestiques. À Paris, nous aurions peut-être l’impertinence de lui parler encore de sa musique ; là, sous ce divin ciel, où chacun fait ce qui lui plaît, sans se préoccuper du voisin, personne ne songe à lui venir corner sa gloire aux oreilles. Une fois le grand-duc a voulu se donner le plaisir d’entendre Guillaume Tell ; Rossini a dirigé la représentation, et le lendemain tout était dit. À ce compte, Rossini a bien fait de se sauver de l’autre côté des Alpes, car à Paris la

  1. Le même qui adorait Cimarosa, dont il fit faire le buste par Canova :
    A Domenico Cimarosa,
    Ercole cardinale Consalvi.
    Le cardinal Consalvi allait souvent le soir chez l’ambassadrice de X… Là il rencontrait un jeune homme charmant, qui savait par cœur une vingtaine des plus beaux ans de Cimarosa. Rossini, car c’était lui, chantait ceux que lui demandait le cardinal, tandis que son éminence s’établissait commodément dans un grand fauteuil un peu dans l’ombre. Après que Rossini avait chanté quelques minutes, on voyait une larme silencieuse s’échapper des yeux du ministre et couler lentement sur sa joue. Chose étrange, c’étaient les airs les plus bouffes qui produisaient cet effet. I am never mery when i hear sweet musick, a dit celui des poètes modernes qui a le mieux connu le secret des passions humaines, l’auteur d’Otello et de Cymbeline.
  2. Io non credo più al nero che all’ azzuro,
    Ma nel cappone o lesso o vuolsi arrosto,
    Mla sopra tutto nel buon vino ho fede
    E credi che sia salvo chi gli crede.
    (Pulci, Morgante Maggiore, canto XVIII.)