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la promenade la charrette des enfans, comment sa femme a dû apprendre à retourner les omelettes dans la poule, et combien elle en a laissé tomber dans les cendres, au grand regret de toute la famille, — et aussi quels objets de toilette elle confectionnait pour elle-même. Puis, à l’arrivée d’une bouteille de vin qui doit clore le repas, il invente je ne sais quel conte saugrenu pour expliquer comment il se fait qu’il se trouve posséder cet unique spécimen d’une cave encore à former, — tant et si bien, que Crésus-Goldmore est abîmé dans les plus tristes réflexions, lorsque tout à coup son hôte le réveille par une apostrophe inattendue :


« — Eh bien ! là, convenez que vous avez bien dîné ! — Goldmore tressaillit à ces mots, frappé d’une idée qu’il n’avait pas encore eue : c’est qu’en effet il venait de dîner à merveille. Les trois côtelettes qu’il avait absorbées étaient du meilleur mouton qui se puisse manger, les pommes de terre méritaient, dans leur genre, une mention honorable, et quant au pudding, il était tout simplement trop bon ; le porter, fraîchement tiré, généreux, écumant, avait bien son mérite, et le vin de Porto n’eut pas déshonoré les flacons d’un évêque. »


Goldmore, dominé par la puissance du vrai, se voit contraint d’avouer qu’il a bien dîné, étonnamment bien dîné, chez le pauvre avocat sans dossiers. Il boit à la santé de ses hôtes, va joyeusement à pied voir jouer Shakspeare sur un théâtre de troisième ou de quatrième ordre, et, ce qui termine bien l’historiette, c’est que néanmoins, saisi de pitié pour le pauvre couple chez lequel il a fait cet excellent repas, il procure au jeune barrister une clientèle des plus lucratives.

On s’étonnera peut-être, — et Thackeray tout des premiers, — que nous ayons autant insisté sur ce petit Livre des Snobs, qui tient en apparence si peu de place dans l’œuvre déjà considérable du spirituel romancier. La raison en est bien simple : c’est qu’à nos yeux, par un hasard qui n’est pas sans exemple, cette série d’articles du Punch, venus sans doute, comme on dit vulgairement, au bout de la plume, — écrits de çà, de là, sans préoccupation antérieure, sans effort actuel, à bâtons rompus, selon le caprice de l’heure et pour ainsi dire de la minute, — constitue le vrai chef-d’œuvre de Thackeray, sa plus vive satire, et le tableau le plus durable qui jamais ait été fait de la société contemporaine en Angleterre. Du même coup, l’auteur a fait acte de moraliste en attaquant avec une rare puissance le vice dominant de l’esprit public anglais, ce qui fausse et dénature le plus d’une part l’opinion publique sur les individus, de l’autre l’opinion que les individus se forment d’eux-mêmes, — savoir la déférence irréfléchie pour des supériorités artificielles. À vrai dire, c’est ainsi qu’on