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qu’il y a de plus chatouilleux. Le grand seigneur protégeait l’homme de lettres, mais il lui jetait d’un peu haut les guinées que celui-ci, à vrai dire, lui quémandait trop souvent de très bas. Nous ne mettons tous les torts ni d’un côté ni de l’autre. Qui signe une dédicace ridiculement flatteuse, afin d’obtenir une poignée d’or, s’expose à être traité lestement par le patron qu’il s’est donné, si ce patron d’ailleurs a été choisi assez sot pour prendre la dédicace au sérieux, assez insolent pour croire qu’en la payant il acquiert un valet de plus. La pavane du courtisan qui fait la roue s’explique par la révérence dégradée du poète affamé qui vient s’asseoir au bas bout de sa table (ou dîner à l’office, ainsi qu’on y voulut envoyer Jean-Jacques). Les familiarités cruelles qui chez nous coûtèrent la vie au poète Santeuil par exemple ont pour circonstances atténuantes le mépris tout naturel qu’inspire le parasite à l’amphitryon dont il supporte, dont il encourage les humiliantes plaisanteries.

Thackeray a mis beaucoup d’esprit à éviter la question telle que nous venons de la poser, — en toute équité ce nous semble. Parfois cependant il a fait à son brillant auditoire certaines concessions fâcheuses, et il a parlé de la condition de l’homme de lettres au XIXe siècle avec un excès d’optimisme qui, pour les lecteurs de ses premiers écrits, pouvait paraître quelque peu inattendu. Quoi qu’il en soit, les Lectures sur les humoristes marquent dans la vie littéraire de Thackeray des variations de plus d’un genre. En même temps qu’il se faisait respectueux envers l’idée reçue et légèrement hostile à son ancien drapeau, il tentait une voie nouvelle, celle du roman sérieux. Ses études spéciales sur le XVIIIe siècle avaient meublé sa tête d’anecdotes, de costumes, de personnages qui un beau jour s’arrangèrent d’eux-mêmes en un roman historique où, nous en sommes certain, Thackeray a dépensé beaucoup de travail et de fatigue pour arriver à cet insuffisant résultat, qu’on appelle en souriant chez nous « un succès d’estime. »

Nous avons été assez franc dans nos appréciations pour avoir le droit de protester contre le froid accueil qu’a reçu l’Histoire d’Henry Esmond, colonel au service de sa majesté la reine Anne (histoire, par parenthèse, respectueusement dédiée au right honourable William Bingham, lord Ashburton). Rarement on a vu, depuis Scott, l’histoire