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Ceux-là même qu’elle sert la redoutent plus qu’ils ne l’aiment. Voyez plutôt Voltaire et Rousseau. Tous deux travaillent en même temps à la même œuvre émancipatrice. Voltaire, à notre sens, y prit une part plus grande, et a lèguer à son pays, sinon des pages plus durables, au moins un fonds d’idées plus pratiques, plus pénétrantes, plus résistantes. Voltaire cependant est moins aimé que Rousseau : on lui paie moins volontiers cette dette de gloire qu’on a si largement contractée envers lui. Certes nous n’entendons établir aucun parallèle entre ces deux grands noms et les romanciers anglais que nous comparons ici l’un à l’autre. Nous tâchons seulement de faire comprendre, à l’aide d’une similitude dont un des termes éclaire l’autre, pourquoi Dickens a pris plus d’ascendant que Thackeray sur l’imagination et le jugement de ses compatriotes.

Par la même raison, Dickens est plus cosmopolite, et Thackeray plus circonscrit dans le rayonnement de son esprit. Tous deux sont Anglais, qu’on nous passe l’expression, « jusqu’au bout des ongles. » Tous deux ont des pages dont un étranger peut à peine se rendre compte, tant il faut pour cela connaître, jusque dans ses plus menus détails, le mode d’existence particulier à la race anglo-saxonne. Seulement Dickens, quand il effraie ou fait pleurer, s’adresse à des sentimens universels et leur parle un langage qui est le même sous toutes les latitudes du globe. Thackeray, lorsqu’il se borne à railler, — et cela lui est souvent arrivé, — n’est au contraire compris et goûté que des goguenards anglais, race d’ailleurs plus nombreuse qu’on ne le croit, — les peuples les plus sérieux n’étant pas toujours ceux qui rient le moins. Au demeurant, Dickens et Thackeray, chacun avec sa physionomie, ses instincts, ses aptitudes individuelles, représentent dignement la peinture de mœurs, telle qu’on la peut désirer aujourd’hui, et dans un pays où le roman bourgeois a compté les plus habiles interprètes. Nous ne voudrions pas avoir à prédire ce qu’il adviendra de leur renommée, quand il sera question de les classer solennellement et définitivement dans les annales de la littérature britannique : ce qui est certain, c’est que si leur popularité repose sur des titres qui pourront être un jour diversement appréciés, elle n’en est pas moins, à l’heure présente, parfaitement compréhensible et parfaitement justifiée.


E.-D. FORGUES.