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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/1114

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prétend qu’il fortifie l’idée de Dieu en la confondant avec l’idée du monde, ou qu’il divinise le monde en y mêlant Dieu : aussitôt que Dieu perd l’indépendance et la personnalité de son être infini, il n’est plus Dieu, et le monde lui-même est vide. C’est en vain aussi que le panthéisme politique croit agrandir l’homme en agrandissant le citoyen et donner à l’état tout ce qu’il prend à l’homme ; il n’en est rien. Dès que l’homme est citoyen avant que d’être fils, époux et père ; dès que sa personne disparaît et se confond dans la société, l’homme n’est plus rien, et l’état lui-même n’en est pas plus fort, car quelle force peuvent lui faire toutes ces impuissances morales qu’il a réunies en faisceau, tous ces zéros qui ne tiennent que de lui leur valeur, et qui retournent a leur nullité primitive aussitôt que l’état lui-même est ébranlé ou détruit ? Les mœurs privées soutiennent seules les mœurs publiques. Voulez-vous avoir des citoyens, ayez des hommes et respectez en eux tout ce qui fait la force de l’homme ici-bas, la liberté du moi, l’indépendance de la famille, l’immortalité de l’âme, tout ce qui fait la personne humaine dans le temps et dans l’éternité.


III

L’éducation naturelle ou celle de l’homme dans les forêts et l’éducation publique ou celle du citoyen dans la République de Platon, voilà les deux éducations que Rousseau regrette en commençant l’Émile ; mais, tout en les regrettant, il les déclare impraticables. Que reste-t-il donc alors à l’homme qui ne peut plus être ni un sauvage ni un citoyen ? que sera-t-il ? » Toujours en contradiction avec lui-même, toujours flottant entre ses penchans et ses devoirs, il ne sera jamais ni homme ni citoyen : il ne sera bon ni pour lui ni pour les autres ; ce sera un de ces hommes de nos jours, un Français, un Anglais, un bourgeois, ce ne sera rien[1]. »

Je reconnais ici le premier éclat de cette colère et de ce dédain grotesque contre les bourgeois qui fait depuis vingt ans en ça l’originalité de l’école de la démocratie illibérale, et j’aurais bien quelque envie de défendre le bourgeois contre les talons rouges ou contre les bonnets rouges de la démocratie ; mais j’aime mieux voir comment Rousseau va s’y prendre pour ramener, autant que possible, le bourgeois à l’homme, car voilà le problème de son traité d’éducation, voilà le but de l’Émile tel qu’il le propose.


SAINT-MARS GIRARDIN.

  1. Émile, liv. Ier, p. 30.