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calomniait la nature humaine restait cependant fidèle à cette nature sous le rapport de notre faiblesse héréditaire, qui consiste à vouloir toujours paraître aux yeux du monde autres que nous ne sommes en réalité. Le portrait qu’il a fait de lui-même est un mensonge, exécuté d’une manière admirable, mais un brillant mensonge.

En fait de sincérité, Rousseau est bien inférieur à ce roi nègre, souverain absolu des Ashantees, dont j’ai appris dernièrement bien des choses divertissantes par une relation de voyage de M. Bowditch. Dans une des paroles ingénues de ce prince africain se résume d’une manière si plaisante la faiblesse humaine dont je viens de parler, que je suis tenté de citer ce mot naïf d’après la relation du major Bowditch. Lorsque cet officier fut envoyé par le gouvernement anglais du cap de Bonne-Espérance en qualité de ministre résident auprès du roi des Ashantees, le monarque le plus puissant de l’Afrique méridionale, il voulut gagner la faveur des courtisans noirs du roi et des dames d’atour de la reine, dont plusieurs, malgré leur teint d’ébène, étaient d’une beauté extraordinaire. Pour les amuser, le major fit leurs portraits, et le roi, qui en admira la ressemblance frappante, demanda à être peint à son tour. Il avait déjà consacré au peintre plusieurs séances, pendant lesquelles il s’était souvent levé pour regarder les progrès du tableau, lorsque M. Bowditch crut remarquer dans la figure du roi une certaine inquiétude et l’embarras grimaçant d’un homme qui désire quelque chose, mais qui ne saurait trouver les mots pour faire comprendre sa pensée. Le peintre insistant auprès de sa majesté pour qu’elle daignât lui faire connaître son auguste désir, le pauvre nègre mit fin à ses hésitations, et lui demanda s’il n’y avait pas moyen de le peindre en blanc.

C’est cela : le roi nègre veut être peint en blanc. Mais ne riez pas du pauvre Africain, tout homme est un roi nègre, et chacun de nous voudrait paraître devant le public sous une autre couleur que celle dont la fatalité l’a barbouillé. Je sais cela, Dieu merci ! et je me garderai bien de compléter dans ce livre la collection de portraits d’auteurs romantiques en l’ajoutant le mien ; seulement j’aurai soin de combler en quelque sorte cette lacune par les pages suivantes, où je ne manquerai pas d’occasions de faire ressortir ma propre personne avec une franchise nonchalante que la prudence n’approuverait guère. Je me suis imposé la tâche de raconter aujourd’hui la formation du livre de l’Allemagne, ainsi que les variations philosophiques et religieuses qui sont survenues depuis sa publication dans la pensée de l’auteur. N’ayez pas peur, je ne me peindrai pas trop en blanc, et je ne noircirai pas trop mon prochain. J’indiquerai toujours sincèrement ma couleur, afin qu’on sache jusqu’à quel point