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qui leur coûte si peu, et qu’on savoure pourtant avec tant de plaisir. Dieu nous a donné la langue pour que nous puissions dire des choses charmantes à nos amis et de dures vérités à nos ennemis. J’avais d’abord assez de difficulté pour m’exprimer en langue française ; mais, après une demi-heure d’entretien avec une petite bouquetière au passage des Panoramas, mon français, qui s’était un peu rouillé depuis la bataille de Waterloo, redevint coulant ; je retrouvai peu à peu les conjugaisons des verbes les plus galans, et j’expliquai assez intelligiblement à la petite bouquetière le système de Linnée, qui fait classer les fleurs selon leurs étamines. La petite suivait une autre méthode, et, comme elle me le disait, elle rangeait les fleurs en deux classes : celles qui sentent bon et celles qui puent. Je crois qu’elle observait la même classification pour les hommes, et cela est toujours plus raisonnable que de les ranger selon les étamines comme Linnée. Elle fut étonnée que, malgré ma jeunesse, je fusse si savant, et vanta ma haute érudition dans tout le passage des Panoramas. Je humai avec délices l’encens de ces complimens aussi odoriférans que les fleurs de la petite flatteuse ; je me sentais de plus en plus ravi de Paris et des Parisiens…

Parmi les personnes que je vis peu de temps après mon arrivée à Paris, se trouvait une figure joviale et spirituelle, qui par d’aimables incitations contribua beaucoup à dérider le front du rêveur allemand. M. V. B… venait de fonder un recueil littéraire aujourd’hui oublié, et en sa qualité de rédacteur en chef, il vint m’inviter à écrire pour son journal quelques articles sur l’Allemagne, « dans le genre du livre de Mme de Staël, » comme il disait. Je lui promis de donner ces articles, mais je lui fis observer expressément que je les écrirais dans un genre tout à fait différent de celui qu’il me désignait. « Cela m’est égal, répondit-il en riant ; j’admets, comme Voltaire, tous les genres, excepté le genre ennuyeux. » Par précaution, afin que le pauvre littérateur allemand ne fût pas exposé à tomber dans le genre ennuyeux, mon ami m’invitait souvent à dîner et arrosait mon esprit de vin de Champagne. Personne ne savait mieux que lui ordonner un dîner, où l’on ne goûtait pas seulement les merveilles de l’art culinaire, mais aussi la conversation la plus piquante ; personne ne savait mieux que lui faire les honneurs d’une maison, personne ne savait mieux représenter. Aussi est-ce indubitablement ajuste titre que M. V. B… a compté aux actionnaires de son journal à peu près 100,000 francs pour frais de représentation. Sa femme était très jolie, et elle possédait une gentille levrette qu’on appelait J. J., en l’honneur de son précédent maître. Ce qui contribuait parfois à donner à notre excellent hôte l’air le plus enjoué qu’on puisse imaginer, c’était sa jambe de bois ; et quand il versait le Champagne à