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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/303

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yeux, et dissiper les erreurs dont la rencontre journalière le désole. Il lui paraît que la raison humaine est en péril. Ce n’est pas l’indifférence religieuse, ce n’est pas l’endurcissement sensuel, ce n’est pas la passion, le doute, l’incrédulité, la chute des traditions, l’esprit d’examen, l’arrogance du savoir, l’ardeur des intérêts, la légèreté des esprits, qui l’alarment aujourd’hui et vont jusqu’à l’indigner : c’est que la raison soit systématiquement attaquée dans le monde. Le tableau qu’il trace des causes et des effets de ce mal, pour lui le plus grave de tous, est saisissant. C’est l’introduction de son livre. Elle est écrite avec la verve d’une indignation douloureuse, Elle est très sévère, même un peu méprisante ; la vérité me condamne à n’y pas trouver partout grande exagération. Sans doute j’appellerais de certaines rigueurs et j’en pourrais bien réclamer d’autres, mais tout cela se compenserait, et l’on n’en peut dire à ce temps-ci plus qu’il n’a mérité.

Les lettres, les sciences, la politique, rien ne contente M. Gratry. Pour achever, on a comblé l’absurde. La dernière philosophie qui s’est élevée en Europe a pris pour principe l’affirmation du contradictoire et la confusion de l’être et du néant. Il y a de cela en effet dans toutes les sortes d’hégélianisme. M. Gratry ne s’y peut résigner. Il détourne la tête avec dégoût, et cherchant la vérité, la voulant belle, sereine, mesurée, ne pouvant séparer la foi religieuse, le mouvement philosophique, le progrès des sciences, le talent littéraire, il croit voir tout réuni dans le XVIIe siècle, et il s’enflamme pour lui d’un excessif amour. Il n’est pas de ceux qui ne savent combattre un extrême que par un autre, et qui demandent aux siècles à demi barbares de les venger de leur temps. Ces violences des esprits faibles ne sont pas du tout son fait : il voudrait, s’il était possible, sentir avec Fénelon, penser avec Descartes, inventer avec Leibnitz, écrire avec Bossuet. Rien n’est trop grand, rien n’est trop beau, trop brillant, trop spirituel pour la vérité ; jamais on n’a pour elle trop de raison, d’esprit et de talent. C’est tout cela qu’il faut ; c’est à tout cela qu’il faut revenir, sous la forme achevée, dans la liberté tranquille où nous le montre un grand siècle, et non aux discordes oppressives, non à la confusion ténébreuse et sanglante qu’on appelle aujourd’hui l’unité du moyen âge. Nous concevons et à certains égards nous partageons ces vœux, ces retours vers un passé qu’on embellit de tout ce qui manque au présent, et d’ailleurs ce n’est pas à la philosophie de craindre, quand on la veut ramener à l’âge glorieux de sa renaissance.

Nous avons au commencement de cette étude essayé de faire connaître un certain principe de théodicée, une certaine origine de la notion de Dieu. M. Gratry pense avec raison que là est à la fois la plus haute idée de l’esprit humain et le meilleur modèle de la