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Nicole, les principaux argumens des adversaires du théâtre ; je dois maintenant examiner comment Rousseau a développé ces argumens, et montrer en même temps par quelques rapprochemens comment Bossuet les avait développés soixante ans avant lui[1]. Je comparerai ainsi entre elles l’éloquence du grand évêque et l’éloquence du philosophe, et je ferai mieux comprendre par cette comparaison la différence des temps et surtout des idées morales.

Le premier reproche que fait Nicole au théâtre, c’est qu’il favorise trop le goût que nous avons de l’émotion. Nous cherchons l’émotion pour éviter l’ennui. Or d’où vient l’ennui ? L’ennui, selon Rousseau, vient de la civilisation. Il n’y a que les peuples civilisés qui s’ennuient. « L’homme qui réfléchit peu s’ennuie peu. Le sauvage ne s’ennuie pas ; il n’a pas assez d’esprit pour cela. C’est le mécontentement de soi-même, c’est l’oubli des goûts simples et naturels qui rendent nécessaire un amusement étranger[2]. » Ici déjà Rousseau, sans le savoir peut-être, par le comme Bossuet. « L’homme, dit Bossuet dans sa lettre sur les spectacles, cherche à s’étourdir et à s’oublier lui-même pour calmer la persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine depuis que l’homme a perdu le goût de Dieu. » Ainsi, selon Rousseau et selon Bossuet, l’ennui pousse les hommes au théâtre ; mais l’ennui, selon Rousseau, vient de la civilisation, de l’abus de la réflexion, de l’oisiveté que donne la fortune ; selon Bossuet, de la perte du goût de Dieu : mots différens, même pensée, car ce que Rousseau appelle la civilisation et ce qu’il maudit s’appelle le monde dans le langage des docteurs de l’église, qui le maudissent aussi, parce qu’on y perd le goût de Dieu.

Est-ce à dire que, pour échapper à l’ennui que les spectacles trompent un instant, mais qu’ils ne détruisent pas, il faut que l’homme retourne dans les forêts des sauvages, loin de la civilisation, ou qu’il aille s’ensevelir dans une Thébaïde, loin du monde ? Non ; l’homme a contre l’ennui un meilleur refuge que la forêt ou la cellule, c’est le chez-soi, c’est la famille. « Un père, un fils, un mari, dit Rousseau, ont des devoirs si chers à remplir, qu’ils ne leur laissent rien à dérober à l’ennui. » Bonne et douce pensée que Rousseau empruntait, sans le savoir, à saint Chrysostôme. « Eh quoi ! dit saint Chrysostôme[3], vous avez une femme et des enfans, vous avez une maison et des amis ; qu’y a-t-il de plus agréable que le chez-soi animé par l’entretien de ses amis ? Y a-t-il rien qui soit plus aimable et plus charmant que les caresses d’un enfant et l’affection d’une femme, quand on aime l’honnêteté ? J’ai entendu

  1. Bossuet 1694, Rousseau 1758.
  2. Rousseau, tome III, page 119.
  3. Saint Chrysostôme, édition Gaume, tome VII, page 477.