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te pousse dessus ? Ah ! si cela était permis, si le bon Dieu aimait ceux qui vont à lui avant qu’il les appelle, je n’aurais pas besoin de faire empiète d’un bigot pour remplacer celui de mon pauvre père !

Je restai longtemps comme anéanti. Quand je revins à moi, il faisait nuit noire. J’avais épanché les larmes qui me cuisaient en dedans ; le frais du soir acheva de me rencœurer. En revenant à la ville, j’étais un tout autre homme. Le noir ne me paraissait plus que gris, je n’étais même pas sans un peu d’espérance. Pendant que je soupais, l’idée de revoir Mlle Élisa me reprit de plus belle. Je me décidai à descendre chez Mme Roset ; mais sous quel prétexte ? Après avoir bien cherché et recherché, il me sembla que le meilleur encore était d’aller demander du feu pour ma lampe, comme cela se fait entre voisins. Deux fois j’arrivai à la porte, et deux fois le cœur me manqua. Enfin je frappe. — Entrez, me dit la gentille voix de Mlle Élisa. — J’entre ; on m’invite à m’asseoir ; ma chaise est en face de celle de Mlle Roset, la mère entre nous deux. Mlle Élisa me regarde avec bonté ; ses yeux fixés sur moi, la conscience de ma fraude, le peu d’usage que j’ai du monde, tout se réunit pour me troubler. Le sang me monte à la tête ; des moucherons me bourdonnent dans les oreilles ; je n’entends plus mot de ce qu’on me dit. — Mlle Élisa me parle de mes cousines ; Mme Roset, de mes vignes et de mes espérances de récolte. — Quel âge ont vos cousines ? me demande la demoiselle. — Oh ! madame, lui dis-je, elles ont déjà passé la fleur. — Mlle Élisa s’efforce de ne pas rire ; je m’en aperçois, mon trouble augmente encore. — On dit que la plus jeune sera jolie, reprend la demoiselle. — S’il ne vient point de grêle, répondis-je. — La mère et la fille se regardent ; je saisis leur regard au passage. Tout confus, je me lève pour partir ; en voulant allumer ma lampe, j’en répands toute l’huile sur la table. Ces dames m’excusent avec bonté ; Mlle Élisa raconte, pour me mettre à mon aise, que la veille même elle a fait pareille maladresse. Je sors enfin tout humilié, tout honteux et bien en colère contre moi-même. Oh ! que nos anciens avaient raison, quand ils disaient : Ne te fais pas boulanger, si tu as la tête de beurre !

Je partis pour la vigne bien avant jour ; je n’en revins qu’à la nuit, tant je craignais de rencontrer quelqu’un en route. J’avais tout le monde en horreur, parce que je me détestais moi-même ; je ne pensais plus à Mlle Élisa qu’avec déplaisir. Il me semblait qu’elle devait se moquer de moi, que si elle m’avait excusé, moi présent, c’était pour mieux s’en moquer après. Encore une fois je crus avoir écrasé le serpent ; mais il allait relever la tête et me mordre de plus belle. Un soir la vieille Nanette vint me dire que Mme Roset désirait me parler. Adieu la rancune : je me fais propre et je descends chez la bonne dame. On me demande la permission de déposer dans