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boisson de vieux vin et bons conseils de vieilles gens ! Depuis longtemps tu paresses ; tu vas tard au travail ; il y a dans tes vignes de l’herbe à nourrir des nichées de lapins. Toi-même, tu es maigre comme un buis ; tes yeux sont enfoncés comme des larmiers[1] de cave. À l’église, tu regardes plus souvent à la voûte que sur ton livre, et on dit que tu pousses de gros soupirs. Jean-Denis, que deviens-tu ?

Je répondis, en balbutiant, que j’étais malade, que j’avais de la fièvre.

— Oui, oui, me dit-elle, tu es malade, plus malade même que tu ne crois ; mais ne t’en prends qu’à toi seul. Tu es amoureux, Jean-Denis…

J’essayai de répondre que non, mais je n’osais lever les yeux vers ma tante, et je ne faisais que balbutier.

— Tu mens, Jean-Denis, me dit-elle, tu mens. On a été amoureuse dans son temps comme une autre ; ce n’est pas à moi que tu en imposeras là-dessus.

Ce souvenir de jeunesse fut loin de m’être contraire. La figure de ma tante s’éclaircit un peu ; son langage devint moins sévère.

— Tu aimes Élisa Roset, continua-t-elle d’un ton presque amical ; est-ce vrai, oui ou non ?

— Eh bien ! oui, ma tante, me hasardai-je à dire, je l’aime ; mais puisque vous aussi vous avez aimé, pourquoi trouver mauvais que j’en fasse autant ?

— Halte-là, me répondit-elle, halte-là, Jean-Denis. On a été amoureuse, c’est vrai, mais dans sa condition. J’ai aimé le père de mes enfans et n’ai jamais prétendu épouser le soleil, et toi, sans vouloir dire que ton Élisa est assez pâle pour en avoir la mine, il te faudrait la lune en personne. Mais parlons raison ; supposons qu’elle t’aime, comme on dit…

— Elle m’aime ! ma tante, m’écriai-je, vous dites qu’elle m’aime ! Oh ! répétez ce mot-là, je vous en prie.

Je m’élançai de ma chaise pour l’embrasser, mais elle me repoussa durement et d’un geste me recloua à ma place.

— Je n’ai pas dit qu’elle t’aime, reprit-elle du même ton glacial qu’en commençant, mais seulement que cela se disait dans le quartier, ce qui n’est pas du tout la même chose. Et toi, du premier coup, tu vas t’imaginer que tout le monde est amoureux de toi ! Et quand elle t’aimerait, je veux encore bien l’admettre, l’épouseras-tu ? En feras-tu une femme de vigneron ? Est-ce elle qui te portera la soupe à la vigne ? t’aidera-t-elle à fossurer, quand tu seras en retard ?

  1. Larmier, soupirail.