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je quittai mon lit et me mis en route avec ma hotte. L’après-midi, passant par hasard devant la vigne de Mme Roset, j’avais remarqué qu’on ne lui avait pas encore donné le second coup ; j’y allai, et me mis à la rebiner. Il faisait un clair de lune à voir piétiner une fourmi. De ma vie je n’ai, je crois, bêché avec autant d’ardeur ; il me semblait que cela me rapprochait de Mlle Élisa que de travailler pour elle, je lui étais quelque chose. Plus d’une fois cependant je jetai mon outil et me laissai aller à mes idées noires. La vigne n’était pas grande, j’en fis un bon coin cette nuit-là. Le lendemain et le sur lendemain, j’y retournai encore ; en trois ou quatre nuits, elle fut achevée. Au bout de ce temps. Mme Roset ne s’avise-t-elle pas d’y envoyer des ouvriers ? Ils ne font que le voyage, et reviennent annoncer qu’ils ont trouvé la vigne rebinée. Mme Roset d’affirmer que personne n’y est allé de sa part, eux de soutenir que la terre en est encore toute fraîche ! La chose se sut bientôt dans le public, et Dieu sait si on en causa. Jérôme Simonet, qui est mort l’an dernier, prétendit que c’était le diable en personne qui avait fait la besogne, et qu’il l’avait vu de ses yeux. Il ne manqua pas de bonnes âmes pour croire à son récit, ce qui me divertit assez ; mais le malheur fut que d’autres y virent plus clair, et publièrent partout qu’il n’y avait dans tout cela de diable que moi, qui n’étais, disaient-ils, qu’un assez pauvre diable plus fou que méchant. Là-dessus, langues de se remettre en branle, et de me carillonner aux oreilles mille choses désagréables. Chacun eut sur moi son histoire à raconter, et je devins de plus belle la risée de tout le quartier.

Pendant que je travaillais ainsi les vignes de Mme Roset, les miennes dans quel état n’étaient-elle pas, grand Dieu ! L’herbe y montait aussi haut que le ceps. Pas un vigneron ne passait à côté, quand j’y étais, sans me lancer quelque mot fâcheux. — Ah ! ça, me disait l’un, quand faucheras-tu ton pré, Jean-Denis ? De l’herbe magnifique ! Comment t’y prends-tu pour l’avoir aussi belle ? — Un autre me demandait à j’élevais des chèvres ou des lapins ; un troisième, si j’avais entrepris les fourrages du gouvernement.

Un soir, comme j’allais me mettre à souper, mon maître me fit dire de passer chez lui. Cela lui arrivait assez souvent, tantôt pour me parler de ses vignes ou de sa cave, tantôt pour autre chose. Il ne manquait jamais de m’offrir le mac-vin[1], et nous causions tout en le buvant. C’était un brave maître que celui-là ; il faisait bon vivre autour de lui. Encore un que je n’ai payé que d’ingratitude ! D’ordinaire, quand il me faisait appeler, j’avais bientôt fait de passer une veste propre ; mais ce soir-là je n’allai chez lui qu’à contre-cœur,

  1. Mac-vin, mélange de vin cuit et d’eau-de-vie.