libres, et qui à travers les différences d’opinions marchent unis par le sentiment national. Leur population, comparée aux Slaves du culte grec, avec le capital d’instruction et de richesse dont elle dispose, représente une machine de guerre qui a la même supériorité que les canons à la Paixhans sur de grossières et impuissantes balistes. La civilisation aujourd’hui n’est pas, comme dans la décadence de l’empire romain, un signe de défaillance, car elle repose non sur foisiveté et sur l’esclavage, mais sur la liberté et sur le travail. Le travail forge de nos jours des cœurs tout aussi dispos et des bras tout aussi robustes que la guerre. Nous n’avons pas besoin de transformer les contrées de l’Occident en camps d’exercice, car la discipline des ateliers et les fatigues régulières de la charrue préparent pour nous des soldats. En moins de six mois, la France met sur pied cinq cent mille hommes, et c’est un jeu pour l’Angleterre que d’armer soixante vaisseaux de ligne portant soixante mille hommes et six mille canons. Ajoutons que, lorsqu’il devient nécessaire de multiplier les forces par la rapidité des mouvemens, l’industrie commerciale en France et en Angleterre peut mettre au service du gouvernement seize mille kilomètres de chemins de fer et des flottes tant à voiles qu’à vapeur qui transportent des armées en quelques jours sur tous les points d’attaque. Les Russes au contraire n’ont en dehors de leurs escadres de guerre ni vaisseaux ni matelots qui leur appartiennent ; ils manquent même de routes et n’ont que deux lignes de fer avec un matériel sans importance, celles qui retient Varsovie à Cracovie et Saint-Pétersbourg à Moscou ; enfin les moyens de transport sont tellement imparfaits et tellement rares au-delà de la Vistule, qu’au printemps de cette année le gouvernement ayant mis en réquisition tous les charrois pour les mouvemens de troupes, le commerce de la Russie avec la Prusse et des provinces russes entre elles s’est trouvé pendant quelques mois complètement arrêté.
Dans l’empire moscovite, le concours que la population peut prêter à la politique du pouvoir est donc tout au plus une force morale. L’empereur Nicolas, en le provoquant, n’a pas dû se faire d’illusion sur les résultats. On a le droit de penser que de telles démonstrations n’ont été pour lui qu’un moyen diplomatique. Abandonné ou blâmé par l’opinion publique dans toute l’Europe, il aura voulu se réfugier derrière la pression du sentiment national. Il a paru subir chez lui la loi qu’il prétendait imposer aux autres ; mais en somme cette complicité à peine apparente de la nation ne fera pas verser un écu de plus dans ses caisses, et n’ajoutera pas, volontairement du moins, un homme à ses régimens. Le gouvernement en Russie ne s’est pas contenté de personnifier le peuple, il l’absorbe. En dehors de lui, et c’est là son châtiment, il n’y a pas plus de point d’appui