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il n’y avait pour tous meubles dans le bureau que quelques chaises de cuir et fort sales, une grande table couverte de papiers placée au milieu de la chambre, et une autre plus petite dans un coin, mais également chargée de paperasses. Une lampe à moitié éteinte dessinait sur le plafond une tache lumineuse dont l’image tremblante pâlissait de plus en plus avec le jour.

« Je m’assis à la place qu’occupait ordinairement le major et pris le premier papier qui me tomba sous la main. C’était un billet d’enterrement pour les funérailles d’un domestique serf du prince Gagarine, et le certificat d’un médecin qui constatait qu’il était mort suivant les règles de la science. J’en pris un autre ; c’était le règlement de police. Je me mis à le parcourir et j’y trouvai l’article suivant : « Toute personne arrêtée a le droit d’exiger qu’on lui notifie, au bout de trois jours, les motifs de son arrestation, ou qu’on la remette en liberté. » Cet article était bon à connaître, et je me gardai bien de l’oublier.

«… Le matin, tous les employés du bureau entrèrent l’un après l’autre. Le premier qui parut était l’écrivain, et je m’aperçus bientôt qu’il était encore ivre de la veille. Il avait la mine d’un poitrinaire, les cheveux roux, et sa figure couverte de boutons avait quelque chose de bestial. L’habit couleur brique qu’il portait était plein de taches, rapiécé, et n’avait certainement pas été fait pour lui. Il fut suivi d’un autre fonctionnaire en capote de sous-officier. Celui-ci, qui était probablement un cantoniste[1], se tourna aussitôt de mon côté et me dit :

— C’est sans doute au théâtre que vous vous êtes fait prendre ?

— Non, j’ai été arrêté à la maison.

— Par Fédor Ivanovitch en personne ?

— Qui appelez-vous Fédor Ivanovitch ?

— Le colonel Miller.

— Oui, c’est par lui.

— Ah ! bien.

« Il fit un signe d’intelligence au rougeaud, qui ne parut y prendre aucun intérêt. Le cantoniste ne continua point la conversation ; il comprit que je n’avais pas été arrêté pour ivrognerie ou pour voies de fait, et par conséquent je ne lui inspirai aucune sympathie. Peut-être bien craignait-il aussi d’entrer en rapport avec un prisonnier dangereux.

« Quelque temps après, je vis arriver des officiers de police encore à moitié endormis, puis des solliciteurs de toute espèce. »

Nous ne dirons pas quelles figures sinistres ou grotesques se succèdent alors devant le prisonnier. Ce sont des taverniers se querellant

  1. On donne ce nom à des fils de soldats élevés aux frais du gouvernement.