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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/878

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« Lorsqu’on en vint à instruire le procès de tous les incendiaires que l’on avait arrêtés, on en relâcha un assez grand nombre. Ceux qui parurent suspects furent étroitement gardés dans le quartier, et un maître de police venait tous les matins les interroger pendant deux ou trois heures. Il y avait plusieurs femmes parmi les prisonniers ; quelquefois on les frappait à coups de poing ou avec des verges, et alors leurs gémissemens, leurs cris, leurs supplications, que dominaient la voix retentissante du maître de police et celle du secrétaire lisant les procès-verbaux d’un ton monotone, montaient jusqu’à ma chambre. Ces scènes me mettaient au supplice, et j’en rêvais toutes les nuits. Lorsque je me réveillais en sursaut, je frissonnais d’horreur en songeant que ces malheureux étaient à quelques pas de moi, enchaînés, couchés sur la paille, le dos ensanglanté, et qu’aucun d’eux probablement n’était coupable.

« Les hommes des classes inférieures, paysans, domestiques serfs, artisans ou bourgeois, sont les seuls, en Russie, qui connaissent à fond la pratique des tribunaux ou de la police et les tourmens de la prison. Les détenus politiques, appartenant presque tous à la noblesse, sont sans doute rigoureusement surveillés et punis avec cruauté, mais leur sort ne saurait être mis en parallèle avec celui des pauvres. La police ne se gêne point avec ceux-ci. À qui un paysan ou un ouvrier irait-il se plaindre, et à quel tribunal pourrait-il s’adresser[1] ? Tels sont en Russie le désordre, la grossièreté, l’arbitraire et l’immoralité de la police et des tribunaux, que toute personne non titrée qui est menacée d’une affaire judiciaire ne redoute point la peine qu’elle peut avoir encourue, mais l’instruction qui doit la précéder. Le prévenu attend avec impatience le moment où il sera expédié pour la Sibérie ; c’est avec l’application du châtiment que finit le supplice auquel il est condamné. Ajoutez à cela que les trois quarts des prévenus sont remis en liberté par les tribunaux, et qu’ils ont subi, comme ceux qui sont reconnus coupables, tous les tourmens de la détention.

  1. Cette observation est vraie pour les bourgeois et les serfs de la couronne, mais il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi pour les paysans appartenant aux grands propriétaires du pays. Un riche manufacturier belge établi dans les environs de Moscou l’apprit à ses dépens il y a peu d’années. Un de ses ouvriers ayant commis un vol, il le fit châtier par la police ; mais, non content de cette correction légale, il imagina de promener le coupable sur un échafaud mobile, avec un écriteau portant le mot de voleur attaché sur sa poitrine. Après avoir subi cette exposition, l’ouvrier, qui appartenait à M. Tchertkof, maréchal de la noblesse de Moscou, porta plainte à celui-ci ; le fabricant incriminé fut obligé de sacrifier une somme considérable, 25,000 roubles, dit-on, pour se tirer de ce mauvais pas. La plus forte partie de cet argent resta, bien entendu, entre les mains des employés de la police chargés de mener l’affaire. Les exemples de ce genre sont nombreux en Russie, et les fabricans étrangers n’ignorent point que les paysans serfs ont des protecteurs très vigilans.