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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/892

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cynique dans ses propos et d’une conduite révoltante ; il tenait à la fois du grand seigneur et du bouffon. Lorsque ses excentricités eurent passé toutes les bornes, le gouvernement lui intima l’ordre de se rendre à Perm. Il y arriva avec deux voitures ; il se trouvait dans l’une avec son chien ; l’autre était occupée par son cuisinier français et un perroquet. Les habitans de Perm firent bon accueil à cet opulent exilé, et bientôt toute la ville se pressait dans sa salle à manger. Le prince noua une intrigue avec une jeune femme de la ville ; mais celle-ci découvrit bientôt que son amant lui préférait sa femme de chambre, et s’étant transportée chez lui, elle le surprit avec sa rivale. Cette indiscrétion eut des suites fâcheuses ; l’infidèle prit un arapnik[1], et la belle s’enfuit épouvantée ; le prince se mit à la poursuivre en robe de chambre, la rejoignit sur une petite place où un bataillon faisait l’exercice, lui appliqua deux ou trois coups du formidable instrument de correction dont il était armé, et rentra paisiblement à la maison, très satisfait de lui-même. Quelques autres prouesses de ce genre lui ayant suscité des ennemis dans la société de Perm, l’autorité se décida à reléguer cet écervelé grisonnant dans la petite ville de Verkhotourié. La veille de son départ, il donna un repas magnifique, et les fonctionnaires du lieu s’y rendirent en foule malgré tous leurs griefs. Le prince avait annoncé qu’il régalerait ses convives d’un pâté comme ils n’en avaient jamais mangé. Ce pâté fut en effet trouvé exquis et dévoré en un tour de main. Le prince adressa alors à ses honorables hôtes la déclaration suivante : « Il ne sera point dit du moins que je vous ai quittés sans vous donner une preuve de l’estime que je vous porte. Je vous ai sacrifié mon chien Hardi ; c’est lui que vous venez de manger. » Les convives se regardèrent d’un air consterné en cherchant des yeux le danois de Dolgorouki, magnifique bête qu’ils lui avaient souvent enviée. Le prince les comprit ; il fit apporter les restes de Hardi, c’est-à-dire ses os et sa peau. On peut croire que les estomacs des malheureux convives se ressentirent cruellement de cette mystification.

« Ayant ainsi couronné son séjour à Perm, le prince en sortit triomphant. Des deux voitures qui le suivaient, l’une avait été transformée en poulailler. Chemin faisant, Dolgorouki voulut donner quelques échantillons de son savoir-faire ; il enleva les livres de comptes de plusieurs maîtres de postes, et en brouilla les chiffres, si bien que les malheureux fonctionnaires, qui déjà avaient beaucoup de mal à tenir leurs registres en ordre, faillirent en perdre la tête. »

À ces pages, où M. Hertzen dénonce si énergiquement quelques

  1. Long fouet de chasse, du mot allemand herab, usité pour faire lâcher aux chiens leur proie.