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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/917

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soit apparente, il n’est pas nécessaire qu’elle soit réelle. Le plus grand de nos tragédiens modernes était celui qui, loin de s’identifier avec ses rôles et de se risquer à perdre dans cette métamorphose la conscience de lui-même et de sa profession, calculait tous les effets de son jeu, demeurait maître de lui-même, et n’était jamais plus puissant que lorsqu’il se souvenait mieux qu’il était acteur. Ce que Talma fut sur la scène, Goethe le fut dans ses ouvrages, et particulièrement dans Werther, qui était pourtant le livre de sa jeunesse. Ce poète-là n’eût jamais mis ses lettres d’amour dans son roman ; il ne se fût pas dépeint lui-même dans le jeune Werther. Cette différence de procédé est capitale ; si l’on veut y réfléchir, on verra qu’elle est le point de départ des deux romans. C’est elle qui produit les dissemblances qui existent entre l’un et l’autre. Quoiqu’on ait souvent parlé et bien parlé[1] de Werther, on nous permettra d’y revenir en quelques mots, pour mieux expliquer notre pensée sur Jacques Ortis.

Il y a dans Werther une admirable conception, qui, selon nous, fera toujours vivre ce roman : c’est l’unité simple et absolue qui en est le caractère ; l’amour de Werther, voilà tout le roman. Je ne me fais pas d’illusion sur cet amour : je sais qu’il y a beaucoup de sensualité, beaucoup d’orgueil, beaucoup d’égoïsme, je sens qu’il y a plus d’imagination que d’âme, et dans toutes ces lettres tour à tour vives, amères, brûlantes, je ne trouve pas un mot du cœur ; mais cet amour, tel que Goethe l’a exprimé, il existe, et c’est tout ce qu’il faut pour que ce livre nous ébranle profondément, car ce sentiment pénètre le livre entier ; c’est lui, c’est lui seul qui amène le suicide, et tranche le nœud qu’il a formé lui-même. Nulle autre pensée ne vient traverser cette donnée première du suicide par amour. Point d’événemens extérieurs, point de hasards, rien de complexe ni d’obscur dans le dénouement ; c’est purement et simplement une tragédie de l’amour. De plus, Werther est toujours en présence ; nous assistons à ses résolutions, à ses pensées, et pour ainsi dire à ses sentimens ; nous sommes en quelque sorte introduits dans le secret de sa conscience. Ce n’est plus ici un mélange de lettres diverses, écrites par quatre ou cinq personnes, comme dans la Nouvelle Héloïse, conception où le talent a peut-être plus de carrière, mais conception plus favorable à la rhétorique qu’à l’étude d’un sentiment du cœur humain. Nous n’avons devant nous que des lettres de Werther à un ami, son confident ; nous sommes nous-mêmes ses confidens. C’est là la véritable unité dans l’art, l’unité du sentiment, car peu m’importent quelques détails étrangers et des hors-d’œuvre, la visite chez le pasteur

  1. Notamment M. Saint-Marc Girardin, qui a fait une si spirituelle guerre au suicide romanesque dans son cours de Littérature dramatique.