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avec des mœurs et des nécessités toutes nouvelles dans le moule d’un grand gouvernement bourgeois. Cette tâche ne fut point entreprise ; à peine fut-elle soupçonnée. Le pouvoir, s’estimant assez bien constitué pour n’avoir plus qu’à vivre, réserva pour d’autres l’honneur des œuvres même les plus faciles en finance et en économie politique, et, par une sorte d’inertie calculée, favorisa la disposition dont on a le plus abusé contre le régime constitutionnel, celle qui tendait à faire prévaloir la parole sur l’action, en substituant dans l’exercice du gouvernement représentatif l’esprit d’académie à l’esprit politique.

« J’oserais à peine, après la chute d’un pouvoir que j’ai aimé et servi, présenter cette observation, tant je craindrais qu’elle pût revêtir l’apparence d’un blâme, si je n’étais dans le cas de reproduire textuellement aujourd’hui des travaux écrits aux jours où la monarchie de 1830 paraissait en possession d’un long avenir, et dans lesquels je m’efforçais d’appeler l’attention publique sur l’urgence de prévenir, par un remaniement judicieux du mécanisme constitutionnel, une crise qui pouvait emporter nos institutions, au sein de la confiance universelle et par l’effet de cette confiance même.

« Dans une série de lettres sur la nature et les conditions du gouvernement représentatif en France, adressées à un membre de la chambre des communes en 1839 et 1840[1], je consignai les inquiétudes qui traversaient mon esprit, et que rendait plus vives encore la sécurité générale. C’était au lendemain de la coalition qui avait porté au système parlementaire une atteinte si profonde, c’était à la veille de ce traité de Londres, qui ouvrait la question d’Orient par l’isolement de la France. Je m’efforçais de signaler les périls et d’indiquer quelques remèdes, bien moins pénétré d’ailleurs de la valeur de ceux-ci que de la réalité de ceux-là. J’étudiais successivement dans cette correspondance l’état intérieur de notre parlement et les causes qui menaçaient alors d’y porter et d’y maintenir une sorte d’anarchie ; je signalais l’organisation déplorable de la pairie et les vices d’un système électoral qui allait à substituer l’esprit de clocher à l’esprit politique ; puis, abordant des intérêts d’un ordre différent, très-propres à agrandir la portée trop restreinte des horizons de la tribune, j’indiquais la convenance de donner pour aliment à l’activité parlementaire, absorbée par la poursuite des portefeuilles, les rapports alors si délicats de l’état avec l’église, une nouvelle organisation de l’enseignement, et la mission de la France dans les complications prochaines de l’Europe. Ces lettres passèrent à peu près inaperçues, il m’en coûte peu d’en convenir. La pensée qui les inspirait n’était, à bien dire, celle de personne. Peut-être les événemens accomplis leur auront-ils donné aujourd’hui une valeur qu’elles n’avaient point par elles-mêmes.

« Le moment est moins défavorable qu’il ne paraît pour chercher la cause des grands désastres où se sont abîmées tout à coup des institutions dont la vitalité n’était mise en doute par qui que ce fût. Par la prostration des partis, la critique politique a peut-être retrouvé en liberté d’esprit plus qu’elle n’a perdu du côté de la liberté de la parole. Qui que nous soyons,

  1. On trouvera plusieurs de ces écrits à leur date dans la Revue des Deux Mondes, livraisons du 15 septembre, 1er octobre, 15 octobre, 1er novembre, 15 décembre 1839, et 1er février 1840.