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compose surtout de l’accent et du geste, voilà le langage des enfans. Ils y excellent, et nous devrions le rapprendre à leur école. « Cette langue n’est pas articulée, dit fort bien Rousseau, mais elle est accentuée, sonore, intelligible. L’usage des nôtres nous l’a fait négliger au point de l’oublier tout à fait… Les nourrices sont nos maîtres dans cette langue ; elles entendent tout ce que disent leurs nourrissons ; elles leur répondent, elles ont avec eux des dialogues très bien suivis, et quoiqu’elles prononcent des mots, ces mots sont parfaitement inutiles ; ce n’est point le sens du mot qu’ils entendent, mais l’accent dont il est accompagné[1]. Au langage de la voix se joint celui du geste, non moins énergique. Ce geste n’est pas dans les faibles mains des enfans, il est sur leur visage. Il est étonnant combien ces physionomies mal formées ont déjà d’expression : leurs traits changent d’un instant à l’autre avec une inconcevable rapidité. Vous y voyez le sourire, le désir, l’effroi naître et passer comme autant d’éclairs ; à chaque fois vous croyez voir un autre visage[2]. »

Puisque les enfans ont un langage fort intelligible pour exprimer leurs pensées dans tout ce qui leur est nécessaire, ne vous pressez pas d’interpréter l’enfant, ne lui prêtez pas vos pensées et vos sentimens, ne lui suggérez point ce qui n’est pas de son âge, ne hâtez pas son développement ; laissez faire la nature, et laissez-lui sa marche et ses procédés, n’y substituez pas les vôtres. Dans le bas âge, la meilleure éducation, selon Rousseau, est celle qui élève le moins, celle qui contrarie le moins la nature.

Rousseau a raison quand il veut que les enfans restent enfans ; mais qu’est-ce que les enfans ? Que sont-ils capables de comprendre ? Quel est leur monde ? Y a-t-il pour eux un monde moral, ou n’y a-t-il que le monde physique ? Grande question que Rousseau tranche sans hésiter en renfermant les enfans dans le monde physique et en leur interdisant le monde moral jusqu’à un certain âge. « Tant que l’enfant, dit-il, n’est frappé que des choses sensibles, faites que toutes ses idées s’arrêtent aux sensations, faites que de toutes parts il n’aperçoive autour de lui que le monde physique ; sans quoi, soyez

  1. Je me souviens d’avoir lu dans les Lettres édifiantes qu’en Amérique les missionnaires s’aperçurent au bout de quelque temps que les sauvages qu’ils avaient instruits des vérités de la religion et qu’ils interrogeaient, pour mieux fixer ces vérités dans leur esprit, répondaient non pas à la question que les pères leur faisaient, mais selon l’accent de la question, si bien que si on leur demandait : « Y a-t-il un Dieu ? » avec l’accent négatif, ils disaient aussitôt « non ! » De même, si on disait : « L’homme peut-il être Dieu ? » avec l’accent affirmatif, ils répondaient « oui. » Ces pauvres sauvages, n’entendant pas bien leur langue, mal parlée par les missionnaires, entendaient l’accent et non la parole. Nous avons en effet un autre accent pour dire oui que pour dire non, et cet accent est si sensible, que nous pourrions nous passer du mot. Le son de voix suffirait.
  2. Émile, livre Ier.