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à appliquer mes lèvres sur celles de Lucie, et au même instant toute la pièce s’illumina des grandes flammes du foyer.

— Voyons, Tanisse, prends ce matelas par la tête, je le prendrai, moi, par les pieds, et nous l’apporterons là devant le feu.

Une fois près du feu, la grande Hirmine déshabilla Lucie toute nue et l’enveloppa dans la grosse mante de laine qui servait de couverture à son lit, puis elle se mit à la frictionner. — Tanisse, donne-moi le vinaigre que voilà sur le dressoir, et ma vieille bouteille d’eau-de-vie qui est dans mon buffet, puis tu remettras des sarmens sur le feu, et tu me chaufferas l’un après l’autre tous ces jupons de laine.

Les deux bouteilles passèrent en lotions sur la tête et sur l’estomac, où la grande Hirmine appliqua ensuite les jupons quand ils étaient brûlans. Les chauffages continuèrent ainsi pendant plus d’une heure. À la fin, un soupir étouffé nous sembla se dégager de la poitrine, le cœur recommençait à battre, les soupirs se multiplièrent. Les bras firent mine de vouloir bouger, puis les lèvres se mirent à balbutier des sons inarticulés. Nous pensâmes que c’était le délire. La crise dura un quart d’heure, et l’accablement amena le sommeil.

La grande Hirmine approcha alors ses lèvres de celles de Lucie pour se rendre compte du degré de régularité qu’avait retrouvé sa respiration. Les choses parurent lui sembler dans un état à peu près satisfaisant. Elle se releva, alla à la porte, qu’elle ferma à la clé et au verrou, puis elle me dit brièvement : — Sèche-toi.

Dans le fait, j’avais aussi complètement oublié mes habits mouillés, qu’elle sa grande chemise étroite qui lui servait de fourreau. Quant à l’idée d’appeler un médecin, je ne me le suis rappelé que plus tard, elle ne nous vint pas même ni à l’un ni à l’autre. Ce ne fut qu’en entendant grincer le verrou de la porte que je retrouvai le sentiment net de la situation. J’avais vaguement compris que ce verrou venait de clore à jamais ma vie ancienne, et qu’il ne s’ouvrirait plus que pour me mettre en face de l’inconnu.

La grande Hirmine resta longtemps silencieuse. Sa mine, si brusque d’habitude, semblait néanmoins tantôt s’attendrir et tantôt se crisper, selon le cours de ses pensées contraires. — Écoute, Tanisse, me dit-elle enfin, je sens là que, quand cette pauvre petite se réveillera, nous allons apprendre des choses… des choses affreuses. Vois-tu, Tanisse, moi, je connais mon monde. À nous trois, comme nous voilà, nous n’avons sans doute pas grandes ressources, mais c’est égal. Rien n’empêche que nous ne restions encore comme cela, maîtres de nous, un jour ou deux. Ça donne toujours un peu de large pour dresser ses quilles, pas vrai ? Faudra voir, vois-tu ; à nous deux, nous n’aurons peut-être pas trop de tout notre courage ; mais