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mes bras, comme un enfant. Elle continuait à rester silencieuse. La vue du lac et des grandes Alpes dans le lointain, spectacle tout nouveau pour nous, la jeta dans une morne rêverie. Je la reconduisis dans notre chambre, et je me mis à chercher de l’ouvrage dans les imprimeries, mais je n’en trouvai pas ; seulement j’appris que ma qualité d’ouvrier français pourrait me faire bien accueillir à Berne, où elle me donnerait, — pour la composition française, — le pas sur les ouvriers allemands, qui en sont ordinairement chargés. Une autre question grave me préoccupait : Lucie était sans passeport. Comment lui en procurer un ? Faute de mieux, je pensai à Pidoux, que je savais brave et dévoué, malgré l’excentricité de quelques-unes de ses allures ; mais, pour écrire à Pidoux, il fallait lui donner au moins quelques raisons, vraies ou fausses, de ma conduite. Je prétextai une équipée galante, et je fis appel au camarade dont je connaissais les habitudes volcaniques aussi bien qu’à l’ami. À peine avais-je écrit à Pidoux, qu’il me fallut aussi répondre à mon hôte. Celui-ci nous avait installés de prime-abord dans une chambre à un seul lit. Le soir, quand on me présenta dans la salle à manger le registre des voyageurs, je tombai dans un grand embarras : comment y qualifier Lucie ? J’hésitai longtemps en feignant de m’intéresser beaucoup aux noms des précédens voyageurs, puis je finis par me dire que puisque l’hôte ne nous donnait qu’une chambre, c’était une preuve qu’il n’y avait pas d’invraisemblance extérieure à ce que nous fussions époux. M’en tenant donc à cette interprétation présumée, je pris la plume en tremblant, j’écrivis : Péchard et femme, et je refermai brusquement le livre. Ce mot de femme, bien que non précédé du pronom possessif, me remuait jusqu’au fond de l’âme. Je fus sur le point de reprendre le livre, mais il était trop tard ; je m’empressai de sortir, tant il me semblait qu’on allait découvrir ma supercherie.

Je venais de mentir à Pidoux, je venais de mentir à mon hôte. Je commençai à sentir malgré moi comme un double remords. Lucie se disposait à se coucher. Il allait de soi pour elle que j’avais une autre chambre ; cependant il n’en était rien. Ayant négligé jusque-là d’en demander une, l’inscription du registre me semblait un obstacle invincible à le faire. Comme j’allais me retirer, Lucie me tendit la main en me souhaitant une bonne nuit d’une voix étouffée. — Mon Dieu ! mon Dieu ! Tanisse, qu’allons-nous devenir ? ajouta-t-elle aussitôt, et sa tête toute en larmes vint s’affaisser contre ma poitrine. Je tenais toujours sa main. Malgré tous mes efforts pour rester calme, mes larmes se mirent aussi à tomber sur ses bandeaux aplatis ; mon bras enveloppa irrésistiblement sa taille, et je m’écriai à mon tour, en la pressant respectueusement contre moi : — Courage ! courage, pauvre amie ! tout s’est bien passé jusqu’ici, et je suis sûr