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évidemment nées victimes, et qui n’ont de répit dans la vie qu’en proportion du plus ou moins de temps qu’elles mettent à trouver leur bourreau. Était-ce donc à moi qu’était dévolu ce rôle affreux envers Lucie ? De quelle excuse m’était maintenant tout mon étalage de bonnes intentions, tout ce fatras de sentimens emphatiques, si en définitive mon amour devait aboutir à l’assassiner ? Quel droit avais-je de me croire au fond de ma pensée moralement si supérieur à elle, dès qu’avec son seul bon sens de simple créature elle arrivait à constater plus vite que moi l’impossibilité de la tâche que j’avais si légèrement entreprise ?

Devant un abîme si nouveau pour moi, je fus pris de vertige, et je ne sais à quelle résolution désespérée je me fusse porté envers moi-même, si aussitôt je ne me fusse rappelé que, matériellement au moins, Lucie avait toujours besoin de moi. Ah ! que j’étais loin désormais de toutes ces combinaisons fantastiques d’avenir qui m’avaient un instant traversé la tête ! Avec quelle humilité suppliante je me sentais prêt à racheter ce qu’à mon tour aussi j’appelais mon crime ! Évidemment coupable à mes yeux envers Lucie, je n’osais non plus reporter ma pensée vers mes pauvres parens, dont l’un venait de mourir sans même que je le susse, dont l’autre allait peut-être mourir aussi en m’accusant d’ingratitude. Mieux je me rendais compte de la noble vie de la grande Hirmine en l’embrassant enfin dans son ensemble, et plus je me sentais rapetissé dans ma propre estime, en voyant à quoi se réduisaient mes ressources, une fois qu’elle n’était plus là pour me protéger. Sans doute, jamais mes pauvres parens n’avaient beaucoup compté sur l’efficacité de mon appui : l’exiguïté de leurs besoins assure aux pauvres des luxes de désintéressement dont on n’a pas l’idée ; mais pouvais-je en toute tranquillité de conscience exploiter ce renoncement, qui n’était encore que présumé, en sacrifiant les devoirs primordiaux de la nature à ceux que je venais de compliquer si lamentablement par quelques instans d’oubli ?

J’avais reçu depuis peu une lettre de Pidoux, qui se trouvait maintenant à Paris. Le souvenir de toutes les angoisses que j’avais éprouvées à Berne s’ajoutant bientôt au violent désir de revoir mon père, toutes mes préoccupations se portèrent de ce côté. Sans doute, dans l’état où elle était, je ne pouvais abandonner Lucie au milieu de gens toujours aussi étrangers pour elle qu’à l’instant de notre arrivée ; mais n’y aurait-il pas moyen de lui faire continuer à Paris l’incognito à l’abri duquel elle vivait ici ? Une fois installés là-bas, et cela nous était facile maintenant avec la fortune que nous avait laissée la grande Hirmine, ne pourrais-je pas trouver quelques jours pour venir à Vuillafans ? Lucie accueillit la communication de cette