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vérité, pour accomplir une telle mission, tous les dons que possédait le protégé de Vincent de Gonzague étaient parfaitement inutiles; il n’y a pas là de quoi illustrer une carrière diplomatique. J’aime à penser pourtant que les fonctions de l’ambassadeur allaient un peu au-delà, et qu’il avait quelque chose à dire au roi d’Espagne; mais les biographes ont négligé de nous apprendre de quelle nature étaient les négociations qu’il devait entamer ou terminer. Celles qu’il entreprit pour l’archiduc Albert ou pour Philippe IV ont une importance très réelle, et l’histoire en doit tenir compte. Neuf ans avant la naissance de Rubens, le sang des comtes d’Egmont et de Horn avait rougi l’échafaud sur la place de l’hôtel de ville de Bruxelles. L’impitoyable domination du duc d’Albe avait laissé dans tous les cœurs un ineffaçable souvenir. Rubens ne paraît pas s’être associé aux légitimes ressentimens de ses compatriotes, car il mit sans scrupule ses talens au service de la monarchie espagnole. Il fit plusieurs voyages à Madrid, à La Haye et à Londres, tantôt pour instruire le roi d’Espagne de l’état des esprits dans les Pays-Bas, tantôt pour sonder les dispositions de l’Angleterre en interrogeant Gerbier, son agent diplomatique en Hollande, tantôt enfin pour jeter les bases d’une alliance offensive et défensive entre les cours de Londres et de Madrid. On ne peut nier qu’il n’ait déployé dans ces diverses missions une véritable habileté, car il réussit à réaliser les vœux du souverain qui l’employait. Cependant on ne peut voir sans tristesse un homme de génie se vouer au service des oppresseurs de son pays. Les succès qu’il a obtenus dans ces fonctions délicates, qui exigent toujours de la souplesse, de la dextérité, de la persévérance, et surtout de la pénétration, ne sauraient nous abuser sur le caractère déplorable de son rôle diplomatique. Il est vrai que Jean Rubens, qui s’était condamné volontairement à l’exil comme suspect d’attachement aux doctrines protestantes, avait embrassé publiquement la foi catholique pour rentrer en grâce auprès de l’archiduc, et que le dévoûment à la domination espagnole était pour son fils un héritage de famille; mais Pierre-Paul possédait une intelligence trop étendue pour ne pas comprendre tout ce qu’il y avait d’humiliant dans cette domination, et ses admirateurs les plus sincères, tout en reconnaissant son aptitude singulière pour les fonctions diplomatiques, ne peuvent s’empêcher de déplorer qu’il se soit laissé distraire de ses travaux de prédilection, de ceux qui ont fondé sa renommée, pour servir un gouvernement qui traitait si durement son pays.

Dans sa mission à Madrid, il fut comblé d’honneurs et de prévenances, et l’ambassadeur, fêté par toute la cour, employait les loisirs que lui laissaient ses fonctions à peindre le roi, la reine et les principaux seigneurs, qui se pressaient chaque jour dans son atelier.