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ongles. Pensez-vous qu’on puisse retourner la société comme une crêpe ? En vérité ce garçon est sur la route de l’hôpital des fous.

« — Mais, mon oncle, s’il est inutile de trouver mauvais les fruits de l’arbre et s’il est fou de l’attaquer à la racine, tout progrès est impossible, et tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de nous croiser les bras de désespoir.

« — Ce n’est pas ce que je dis. Le progrès vient de lui-même, la Providence le veut ainsi. Il y a dans le monde moral aussi bien que dans le monde physique des principes mystérieux qui se développent d’une manière qui nous est inconnue et même malgré nous. Grâce à ce travail latent, les choses sont en meilleur état qu’il y a cent ans et même cinquante ans, et dans cinquante ans d’ici, vous qui êtes jeune, vous verrez encore de nouveaux progrès. Il faut prendre le mal présent avec patience et laisser le temps faire son œuvre : que chacun dans son humble sphère essaie de devenir meilleur et de rendre meilleurs ceux qui l’entourent ! Là, et là seulement, est la pierre angulaire de notre régénération future. Quant à moi, mon cher ami, lorsque j’entrerai dans une boutique et qu’on voudra bien me demander seulement le juste prix de l’article que je vais acheter, je considérerai que mon pays aura fait une plus importante conquête que s’il s’était donné toutes les institutions de Sparte et d’Athènes par-dessus le marché. »


L’oncle Jean est donc chargé de souffler sur l’enthousiasme religieux de son neveu, et il y réussit à peu de frais. Son bon sens pratique lui a appris que les héros, comme les plus vulgaires des hommes, ne doivent pas être trop exposés aux tentations, qu’on est plus sceptique après un bon dîner qu’à jeun, et que dans la jeunesse, à l’époque où le sang domine et où le caractère a trop de mollesse pour résister, les rêves de sensualité peuvent en un moment remplacer les rêves d’héroïsme, et vice versâ. Avec une surprenante rapidité, il invite donc son neveu à dîner, refuse de l’écouter avant le dessert, et alors, après avoir rempli les verres de vieux lacryma-christi, il consent à recevoir les ouvertures du jeune homme, impatient de lui confier ses projets de prédication et de martyre. « Mais d’abord laissez-moi vous dire, mon cher enfant, qu’un homme peut faire très bien son salut dans le monde, qui contient assez de fous et de coquins, d’épreuves et de désappointemens pour le fatiguer jusqu’à la mort et en faire un saint. » Telle est la première observation de l’oncle Jean. « Maintenant, mon cher neveu, pour prêcher les idolâtres, il faut connaître à fond les argumens de la théologie : il vous faut donc préalablement étudier la théologie. Pour prêcher à des Chinois, il faut préalablement savoir le chinois. Commencez donc par ces études indispensables, et dans quelque cinq ou six ans, si votre vocation persiste, vous serez encore assez jeune pour affronter le martyre. » L’enthousiasme de Lorenzo se sent ébranlé en partie par les conseils de son oncle, en partie par une autre influence : « Je ne suis pas sûr que les deux verres de lacryma-christi que j’avais bus