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la segreta avait exercé une influence considérable sur la détermination de mon pauvre ami. » Quelques mois après, il apprit que le novice Vadoni avait prononcé ses vœux.

Nous pourrions multiplier les anecdotes, mais nous devons nous borner. Il en est une cependant que nous citerons encore, non qu’elle ait un caractère politique, mais parce qu’elle exprime tout un côté sauvage de la nature humaine, ce qu’il y a de plus odieux dans le despotisme des êtres vulgaires, je veux dire l’insulte aux victimes, la plaisanterie devant la mort ou la souffrance, le sarcasme jeté au malheur, cette infâme belle humeur et ces plaisanteries cyniques qui sont le partage de certains instrumens de la tyrannie, des Jeffreys et des Fouquier-Tinville. Un prisonnier politique, depuis longtemps détenu dans la forteresse de Mondovi, avait demandé à plusieurs reprises la permission de se faire faire la barbe. Le commandant fit part de cette demande au gouverneur de la province de Cuneo, qui accorda l’autorisation par la dépêche suivante, que Lorenzo déclare textuelle : « Le prisonnier aura les mains, les bras et les jambes liés à une chaise ; deux sentinelles seront placées l’une à sa droite, l’autre à sa gauche ; derrière lui se tiendra un soldat ; devant lui se tiendra le commandant, ayant le major de la forteresse d’un côté et son aide-de-camp de l’autre. Dans cette attitude, nous permettons au prisonnier de se faire raser tout à son aise. »

Il n’est pas étonnant que, témoins de tant d’actes arbitraires qui faisaient l’élément premier des conversations de chaque jour, qui atteignaient tantôt des parens, tantôt des amis, les jeunes citoyens d’une ville qui n’avait jamais supporté qu’impatiemment la domination piémontaise, qui se souvenait de son ancienne grandeur et de son ancienne liberté, fussent entraînés à des rêves de vengeance ; mais quelle que soit la haine qu’on éprouve théoriquement pour la tyrannie, il n’est rien de tel pour comprendre l’injustice comme d’être soi-même la victime de l’injustice. Or c’est là ce qui arriva à Lorenzo. Un matin, pendant qu’il était encore au lit, un messager entre dans sa chambre et lui remet une lettre portant le sceau de l’université avec cette suscription : « Au signor Lorenzo Benoni, pour lui être remis en personne. » Il ouvre la lettre et y lit qu’il est exclu de l’université pour une année entière. Quel crime pouvait-il donc avoir commis ? Lorenzo fouille dans sa tête, et n’y trouve pas le souvenir du plus petit péché véniel. Il court à l’université, entre dans le cabinet du secrétaire, et, ne le trouvant pas, va l’attendre à la porte, afin de ne pas le manquer. « Quel est mon crime ? qu’ai-je fait ? lui demanda-t-il dès qu’il l’aperçut. — Vous le savez mieux que personne, répond le secrétaire. » Lorenzo se retire, et rencontre un étudiant qui l’informe du délit dont il est accusé. Le dimanche précédent, à l’heure