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après lui comme pour embarrasser sa marche, et je les ai brisés afin d’ouvrir un chemin libre au passage de ma volonté. Si j’avais vécu de son temps, j’eusse peut-être hésité à imiter Salvator, qui se jeta, une carabine à la main, dans les Abruzzes, pour conserver son pinceau de l’autre; mais je n’hésiterais pas à prendre une livrée, comme Chatterton refusa de le faire, si le maître que je servais me laissait une certaine somme de liberté pour être artiste quand je ne serais plus valet.

— Voilà des principes un peu larges ! interrompit Lazare.

— Les vêtemens étroits gênent les mouvemens, répondit Antoine. La véritable indépendance dans notre position, c’est la liberté du travail, et le véritable esclavage, c’est l’impossibilité où nous sommes quelquefois de pouvoir travailler. Dans ces cas-là, qui ne sont que trop fréquens, je ne marchanderais pas, pour mon compte, les moyens qui pourraient m’aider à sortir de l’inaction, dussent-ils me coûter quelques concessions du genre qui te répugne, d’autant plus que ces moyens seraient toujours de ceux qu’on peut avouer, et que toutes mes actions pourraient passer devant ma conscience sans avoir besoin de se détourner, comme une femme laide qui rencontre un miroir.


III. — EUGÈNE.

Quelque temps après cet entretien, qui avait laissé un peu de froid entre les deux amis, Lazare rencontra dans le jardin du Luxembourg un jeune homme qui, à l’époque de son enfance, avait été son camarade de jeux. Eugène était un agréable compagnon, suffisamment instruit, paraissant aimer le plaisir, non comme une distraction d’ennuis qu’il n’avait pas, mais pour le plaisir lui-même, et possédant pour le présent une certaine aisance qui lui permettait d’attendre patiemment la fortune réelle que lui réservait l’avenir. Les souvenirs du passé renouèrent entre Eugène et Lazare des relations qui restèrent pendant quelque temps dans les limites d’une certaine réserve. Ils s’en tenaient le plus souvent à l’échange d’un bonjour pressé ou d’une poignée de main rapide. Cependant Eugène avait su attirer Lazare sur le terrain des confidences. Celui-ci avait alors raconté sa vie à son ancien ami, et tout en lui confiant ses espérances pour l’avenir, il n’avait pas dissimulé la nature des difficultés contre lesquelles il avait à lutter, lui et ses camarades les buveurs d’eau. Ces récits, qui avaient initié Eugène aux mystères d’une existence que son scepticisme d’homme heureux n’eût pas osé deviner, l’avaient intéressé. Il ne répondit néanmoins par aucune apparence de pitié blessante aux confidences qu’il venait de recevoir; mais un jour il arriva chez Lazare, et surprit celui-ci en flagrant délit de misère.