Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rubini n’était pas un comédien soigneux et vigilant comme l’ont été un grand nombre de chanteurs italiens, tels que Garcia, Lablache, Pellegrini, Mme Pasta, Malibran et Grisi. Il ne s’occupait guère que de la scène ou du morceau où il était placé sur le premier plan. Ce moment passé, il s’éclipsait volontiers et se retirait, comme Achille, dans sa tente, sans prendre grand souci du développement de la fable dramatique. Dans l’air, le duo ou le finale où il avait une partie active et prépondérante, Rubini se réveillait tout à coup et déployait toute l’énergie et le charme de son incomparable talent. Son geste court et sobre, sa pantomime expressive et pittoresque complétaient suffisamment le mouvement intérieur de son âme, et semblaient aider à l’épanouissement de ses poumons plutôt qu’ils n’étaient la manifestation plastique du personnage qu’il représentait. C’est dans le timbre et la sonorité de son organe, dans les prolations savantes et les accens de sa voix que se renfermait toute la puissance dramatique de Rubini. Lorsqu’il avait à chanter un air placide comme celui de pria che spunti du Mariage secret, ou bien une phrase palpitante d’émotion intime comme celle du quatuor des Puritains, il s’avançait sur les bords de la scène, se tenait immobile, et, la main naïvement posée sur son cœur, il exhalait i suoi dolci lamenti qui se communiquaient de proche en proche et répandaient dans la salle l’émotion et l’enchantement. C’est ainsi que procédait Babbini, qui était pourtant un comédien distingué, et nous avons vu Mme Pasta, dont personne n’a jamais contesté l’intelligence dramatique, se recueillir comme une chaste muse en chantant l’air di tanti palpiti de Tancrède, où Mme Malibran n’a pu l’égaler.

Ce n’est pas que dans les combinaisons vocales, dans le nombre d’accens, de couleurs, d’arabesques ou ricami mélodiques, Rubini fût d’une très grande fécondité d’imagination. Ses ornemens les plus usités étaient la double gamme ascendante et descendante, le trille vigoureusement frappé sur les cordes élevées du registre de poitrine, une certaine vibration pathétique qu’il imprimait à une même note qu’il faisait scintiller successivement, une émission large et puissante de la voix de poitrine, d’où il se lançait par un portamento héroïque dans les hautes régions de la voix de tête, et puis enfin, grand stratagème du clair-obscur, le passage brusque de la pleine voix au son smorzato le plus imperceptible, sorte de crépuscule où l’oreille avait souvent de la peine à s’orienter. Par ce procédé qu’il employait constamment et qu’il semble avoir emprunté à Davide fils, ainsi qu’un grand nombre d’inflexions et de gorgheggi hardiment conçus, Rubini prouvait bien qu’il était un chanteur moderne issu de la nouvelle école de musique dramatique, que Rossini a inaugurée dans l’histoire. S’il nous fallait caractériser en quelques mots les tendances de l’art moderne aussi bien en musique qu’en peinture et en littérature, nous dirions que le trait saillant qui distingue les productions de notre siècle, c’est le fracas des couleurs, l’entassement tumultueux des effets, les péripéties violentes, le brusque rapprochement des ombres et des lumières qui dispense de ce goût suprême qui sait préparer et amener l’émotion, comme un fruit savoureux se mûrit lentement sur la branche où Dieu l’a fait éclore. Dans la vie comme dans les œuvres de l’esprit, rien n’est plus rare de nos jours qu’un long horizon où la lumière dissémine ses teintes et conduit entement le regard vers un point désiré. Cette progression ascendante de