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deux mille Coutrigours, femmes, enfans, guerriers, échappés aux flèches de Sandilkh, vint ranger ses chariots en face du Danube. Elle demandait avec instance la permission de passer le fleuve et quelque coin de terre à cultiver dans les provinces romaines. Le chef qui la conduisait, nommé Sinio, avait servi sous Bélisaire en Afrique, et réclamait cette faveur comme prix de son sang versé pour l’empire : Justinien accorda tout, et Sinio fut interné ainsi que sa bande dans un canton de la Thrace qui manquait d’habitans.

Tout allait bien jusque-là : l’orage qu’on avait pu craindre du côté du nord se trouvait dissipé, et les Gépides, dans leur isolement, n’étaient plus en face des Lombards un ennemi assez redoutable pour que l’empire eût besoin de se mêler de leurs querelles ; mais la politique à double visage a ses déboires et ses retours quelquefois amers. Peu de mois après le départ de Kinialkh et l’admission de Sinio en Thrace, l’empereur reçut un message de Sandilkh. Ce message n’était point écrit, car les Huns n’avaient aucune connaissance de l’alphabet, suivant la remarque d’un historien du temps, et leur oreille ne saisissait pas même la valeur des lettres : leurs envoyés apprenaient par cœur les missives dont ils étaient chargés, et les récitaient ensuite mot pour mot à celui ou ceux qu’elles concernaient[1]. C’est ainsi que la chose se passa vis-à-vis de Justinien. Admis à l’audience impériale, l’ambassadeur outigour, représentant et truchement du roi Sandilkh, s’exprima en ces termes :


« J’ai appris dans mon enfance un proverbe dont on vantait la sagesse et qui m’est resté dans la mémoire. Le voici, s’il m’en souvient bien[2] : « Le loup, animal féroce, changera peut-être son poil ; mais ses instincts, il ne les changera jamais, parce que la nature ne lui a pas donné le pouvoir de s’amender. » Tel est le proverbe que moi, Sandilkh, j’ai appris de la bouche des vieillards, qui m’enseignaient par là indirectement comment il faut juger les hommes. Je tiens également cette autre chose de l’expérience, laquelle est bien naturelle à un barbare comme moi, vivant au milieu des champs. Les bergers prennent des chiens qui tettent encore, ils les élèvent, les nourrissent soigneusement dans leurs maisons, et l’on voit en retour les chiens, devenus grands, s’attacher par reconnaissance à la main qui les a nourris. Si les bergers agissent ainsi à l’égard des chiens, c’est afin que ceux-ci gardent et protègent leur troupeau, et qu’ils repoussent le loup quand le loup arrive. Cela se pratique ainsi partout, à ce que je crois, et nulle part on n’a vu les chiens dresser des embûches aux moutons et les loups les garder. C’est une espèce de loi que la nature a dictée aux chiens, aux moutons et aux loups.

  1. « Quippè Hunni etiam nunc rudes planè sunt litterarum quas ne auribus quidem admittunt. Quare omnia regis sui mandata more barbarico memoriter relaturi erant legati. » Procop., Bell. Goth, IV, 19.
  2. « Olim puer proverbium didici, quod jactari audiebam, idque ejusmodi est si benè memini. « Procop., Bell. Goth, IV, 19.