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chez le lecteur non-seulement de l’intérêt, mais de l’émotion. Il est vrai que pour l’apprécier parfaitement il faut être doué du sens spéculatif des races septentrionales, et se sentir possédé de ce que Shelley appelait the unselfish passion of things (mots qu’on pourrait traduire par « la passion de l’abstrait »). Nous ajouterons, en ce qui touche Hypérion, que l’auteur de ce roman a trouvé plus peut-être qu’aucun autre écrivain anglais depuis dix ans le ton de certaines vibrations mystérieuses qui, vagues et insaisissables, résonnaient au fond de tant de cœurs[1]. Longfellow a éloquemment et simplement raconté une peine que tous ont éprouvée, et de plus il s’est trouvé qu’il l’éprouvait comme tout le monde, c’est-à-dire avec cette participation de l’intelligence aux choses du cœur qui pourrait bien être une des particularités de notre époque. D’incidens il n’en est point question, et cependant vous vous intéressez ardemment au héros de l’histoire, parce que ce héros (vous le sentez avant de vous le dire), c’est vous-même, vous avec vos vastes chimères et vos actes mesquins, avec vos curiosités et vos incertitudes, vos hautes aspirations et votre absence d’unité, mais surtout avec ces attaches qui vous lient inséparablement au monde extérieur, forces inconnues au dedans de vous, qui obéissent à des forces du dehors plus inconnues encore.

Ce qui agit en Paul Flemming, le héros d’Hypérion, ce ne sont point les événemens, mais certaines idées que provoque un commerce incessant avec la nature. L’histoire, la fable d’Hypérion ne regarde pas le cœur tout seul, comme la plupart des soi-disant romans d’analyse, mais le cœur et l’esprit tout ensemble, l’action de l’un sur l’autre, le développement de l’un par l’autre. Je ne jurerais même pas que l’esprit n’y maintienne point ses avantages sur le cœur, et je n’y verrais qu’un accord de plus entre l’écrivain et son siècle. Hypérion est éminemment le roman de l’âme, et a surtout affaire à ce quelque chose de délicat et d’indescriptible par quoi nous sentons ce qui est beau et nous tâchons de comprendre ce qui est instinctif, à cet élément mystérieux appelé par Emerson le over-soul, et qui, — en nous lumière, autour de nous nuage, —

  1. La popularité du roman de Longfellow est constatée aujourd’hui par des preuves sans réplique : sur le library-table de l’homme politique, dans le boudoir de la grande dame, chez l’artisan studieux, dans la poche du grouse-shooter, sur la cheminée des clubs, dans le panier à ouvrage de la jeune fille, je ne sache en vérité pas où l’on chercherait inutilement le livre de Longfellow. À tous les degrés de l’échelle, depuis l’in-quarto illustré jusqu’au microscopique diamond-edition, partout certainement on le trouverait à titre de livre aimé. Or on ne peut se dissimuler que, ce fait se produisant en Angleterre, dans le pays où à priori tout sentiment national s’insurge contre l’admission d’une supériorité américaine, où chaque succès remporté par brother Jonathan froisse une vanité séculaire, il faut, ou que le livre réponde à des besoins intellectuels très prononcés, ou que le mérite individuel en soit éclatant.