Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/727

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a quelques mois à peine, tout Milan suivait en larmes les restes mortels de Thomas Grossi. Lié avec Manzoni d’une étroite amitié, Grossi marcha longtemps à côté de lui, mais dans une voie différente. Ses poèmes, ses nouvelles en vers lui acquirent une grande réputation, et tel était le charme de ses chants, qu’on put l’appeler le Lamartine de l’Italie. Pourtant des critiques quelquefois sérieuses, mais le plus souvent acerbes et injustes, furent dirigées contre cet homme si pacifique et si bon. Mal trempé pour la lutte. Grossi n’essaya point de tenir tête à ses ennemis; renonçant à cette poésie qui avait fait sa gloire, et, dans une certaine mesure, celle de sa génération, il résolut de suivre son ami sur le terrain moins contesté du roman historique. Ceux qui connaissaient cette nature fine et tendre auraient pu s’étonner qu’il ne préférât pas écrire un roman de mœurs intimes : son génie eût été plus à l’aise; mais telle était encore l’influence du triomphe obtenu par Manzoni, qu’il semblait téméraire de tenter la fortune, impossible d’espérer le succès dans un autre genre. Grossi était trop modeste et trop enthousiaste de celui qu’il appelait son maître pour penser autrement que tout le monde. Il se laissa doucement aller au courant, et un beau jour on vit paraître Marco Visconti, histoire du quatorzième siècle, tirée des chroniques de cette époque, et racontée par Thomas Grossi.

L’intention d’imiter Manzoni était évidente : on en trouvait la trace dans le choix du sujet, dans la dédicace, dans le style, dans la composition, et jusque dans les moindres expressions. Pourtant l’ensemble de l’ouvrage n’est qu’une longue déviation de ce qu’il y a de plus profond et de plus heureux dans la poétique de l’auteur des Fiancés. Après s’être bien inspiré du génie de l’époque dont il voulait retracer les principaux traits, Manzoni avait inventé une fable, des personnages qui n’avaient d’autre vie que celle qu’il leur donnait lui-même. A son exemple, Grossi feuilleta les livres et les manuscrits; mais ce fut moins pour y apprendre l’histoire que pour y trouver un thème à de faciles développemens. Il prit donc une aventure assez brutale, où le condottiere Marco Visconti joue un grand rôle; seulement, pour la rendre romanesque, il fut obligé de la dénaturer, et ainsi son œuvre eut tous les inconvéniens du récit historique sans en avoir la fidélité. Au lieu d’un peuple, Grossi ne ressuscite qu’un homme; encore donne-t-il au féroce capitaine du moyen âge des mœurs douces et généreuses qu’il n’a pas dans l’histoire, et qui ressemblent beaucoup à celles dont l’auteur trouvait le modèle en lui-même. Quoi qu’il en soit, prenons Visconti tel qu’on nous le dépeint. Pourquoi reste-t-il en dehors de l’action ? Pourquoi semble-t-il y avoir deux lignes parallèles que le fameux condottiere et les autres personnages suivent sans jamais se rencontrer ? Tartufe, même absent, est l’âme de la maison d’Orgon, rien ne s’y fait que par lui ou pour lui; Marco Visconti au contraire a beau être présent, il n’agit en rien sur les événemens.

Mais si l’on veut faire abstraction des emprunts malheureux que le poète milanais a faits à l’histoire, si l’on considère son sujet et ses personnages comme de pures créations de son esprit, il sera impossible de ne pas admirer la connaissance du cœur humain dont Grossi fait preuve dans ce roman. Si le sens historique fait défaut à l’auteur, il a du moins le sentiment moral à un très haut degré. Il connaît les passions, il sait leur faire parler leur