Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/836

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle le vénère comme un être supérieur : personne ne veut le croire, car les applaudissemens de l’auditoire ne prouvent pas qu’il ajoute foi aux paroles de lady Sarah. Ce qui l’étonne, ce qui le séduit, hélas ! il faut bien le dire, c’est l’étrangeté même des sentimens qui se révèlent dans une langue tour à tour ingénieuse ou éclatante; quant à la vérité, il ne s’en inquiète guère; il n’obéit qu’à la curiosité. Le devoir de la critique est d’affirmer hautement que dans les mutuels aveux, dans les mutuels épanchemens de Flaminio et de lady Sarah, il n’y a ni jeunesse ni amour. La grande dame est arrivée à la vieillesse du cœur aussi vite que le vagabond, seulement elle y est arrivée en suivant une autre route. Ce que la misère et la débauche ont fait pour Flaminio, le désœuvrement et l’ennui ont su le faire pour lady Sarah. Ces deux cœurs glacés, impuissans pour le bonheur comme pour la souffrance, nous parlent en vain de leur ardeur : ils ne peuvent exciter notre sympathie, car ils font semblant de vivre et ne vivent pas. Après avoir caractérisé sévèrement, mais justement, Flaminio et lady Sarah, il est à peu près inutile d’estimer la valeur individuelle des autres personnages, à qui l’auteur n’a confié que des rôles de comparses. Miss Barbara est une caricature qui serait à peine acceptée dans un vaudeville; son jargon demi-anglais, demi-français, ne saurait compter pour une invention comique. Gérard n’est qu’un fat ennuyeux, mais dont la fatuité n’a rien d’original. Le duc de Treuttenfeld n’est pas non plus une figure très nouvelle. Que dire de Kologrigo, qui arrive à point nommé pour jouer un million sur une mouche, et qui baise l’épaule de lady Sarah pour offrir à Flaminio l’occasion de jouer sa vie contre la sienne ? Toutes ces figures ne sont que des ombres, et ne peuvent respirer, marcher, agir, même dans le domaine de la fantaisie.

L’absence complète de vérité n’est pas d’ailleurs le seul reproche que mérite Flaminio. Il y a dans cette œuvre singulière quelque chose qui blesse les sentimens les plus délicats. Quand la princesse Palmerani vient réclamer son ténor Flaminio, qu’elle a engagé pour le théâtre de Venise, en apprenant que le héros de la pièce a été son valet et son amant, le spectateur se détourne avec dégoût. L’indifférence de lady Sarah en présence de cette princesse qui a pris le métier d’impresario pour contenter plus facilement ce qu’elle appelle son grand cœur, son indulgence pour l’avilissement avéré de l’homme qu’elle se vante d’aimer, ne se comprennent pas. Aussi Flaminio n’est pour moi qu’une aberration, car je n’admettrai jamais que l’idée de promiscuité puisse se concilier avec la passion. Lady Sarah, bien que fille d’une comédienne et d’un grand seigneur, doit être femme avant tout. Or toute femme incapable d’être jalouse est incapable d’aimer. L’esprit qui éclate dans plusieurs parties du dialogue a sauvé la pièce et enlevé les applaudissemens : c’est gain de cause pour M. Montigny; mais en présence même des applaudissemens, la critique ne perd pas ses droits. Si cette pièce n’était pas signée du nom de George Sand, il est probable qu’elle n’eût pas été écoutée jusqu’au bout sans protestation. Rien de meilleur assurément que la déférence pour des noms consacrés par de légitimes succès. Il ne faut pourtant pas que cette déférence réduise à néant toutes les remontrances du bon sens et du goût. Que le public applaudisse tout à son aise, mais qu’il sache bien qu’il s’est trompé.

Le drame joué à l’Odéon sous le titre de la Conscience, et signé du nom