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Nous sommes dans un faubourg de Boston, à la tombée de la nuit. Dans la campagne, il ferait jour encore une heure ou deux; mais dans ces quartiers populaires les rues sont si étroites, que le jour, lorsqu’il languit, n’y peut plus pénétrer. La lumière, comme la vie des habitans, s’y épuise plus vite que dans les beaux et riches quartiers. Il fait froid; dans les environs, les rues sont blanches de neige, mais ici la neige s’est fondue, et n’a fait qu’ajouter à la saleté habituelle des rues. La pauvreté n’embellit rien de ce qu’elle touche, et la nature elle-même se souille en l’approchant. A la porte d’une misérable demeure est assise une petite fille mal vêtue et mal peignée, dont le regard étrange attirerait l’attention d’un observateur. Malheureusement les pauvres gens qui la fréquentent ne sont guère connaisseurs en fait de visages humains, et sa figure brune, mobile, animée par des yeux perçans et énormes, ne lui a jamais valu d’autres complimens que ceux-ci : « Oh ! l’horrible petite fille ! fi la vilaine petite sorcière ! » Un esprit moins grossier s’apercevrait bien vite que Gerty n’est pas un enfant ordinaire. C’est un de ces enfans qui semblent l’expression même de la vie, tant son visage irrégulier et passionné indique d’activité, de mouvement et d’inquiétude intérieure, tant ses yeux regardent autour d’elle avec curiosité. C’est un de ces enfans nerveux, fébriles dès le berceau, qui semblent le mouvement incarné, et dont on tremblerait de tirer l’horoscope. Que seront-ils ? que feront-ils ? Oh! comme ils aimeront! comme ils haïront! Leur vie, malheureuse selon toute probabilité, ne sera-t-elle pas tissue de contradictions : dévouement, vengeance, tendresse, rancunes implacables ? Ils seront capables des plus grandes actions, capables aussi des plus grands crimes, car l’instinct est trop puissant chez eux, et pourra dominer la liberté; et si la liberté, qui, selon la belle pensée de Swedenborg, est l’équilibre entre le ciel et l’enfer, ne réussit pas à diriger leur vie, que seront-ils ? des anges ou des démons ? Tels sont les problèmes qu’on pourrait s’adresser en regardant Gerty assise sur le seuil de la pauvre maison du faubourg, et semblable, non, comme le disent ses voisins, à une petite sorcière, mais à une petite Euménide.

Gerty est une orpheline abandonnée et vit avec une vieille femme, Ecossaise d’origine, Nan Grant, créature brutale qui l’accable d’injures et de coups. Elle n’a jamais eu aucune joie ni aucun plaisir ? personne ne l’aime, elle n’aime personne. Sa seule distraction est de surveiller l’arrivée de l’allumeur de réverbères, de voir sa torche vaciller sous le vent, les lanternes s’allumer comme par magie, et la flamme jaillir avec empressement, toute semblable à un esprit appelé par un enchanteur. La figure du vieil allumeur lui est sympathique, et son instinct lui dit qu’elle aura en lui un ami. L’heure approche