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De même qu’au XVIIIe siècle on découvrit la nature, qui depuis les grands poètes des siècles précédens n’avait plus été connue, de même le XIXe siècle est en train de découvrir un autre monde aussi gracieux que la nature, moins muet qu’elle, un monde qui a toute la fraîcheur des ruisseaux, toute la confuse harmonie des bois, et qui possède de plus cet intérêt profond que le vieux poète latin définissait si bien en déclarant que rien de ce qui était humain ne lui était étranger. Qui donc écrira ce poème de l’enfance ? Selon toute probabilité, un écrivain de race germanique, et s’il est permis de conjecturer auquel des peuples germaniques appartiendra cet écrivain, on peut avancer que ce sera un Américain du Nord. Cette tendance particulière s’est déjà révélée plusieurs fois, et parmi les figures poétiques que nous devons à l’Amérique du Nord, les figures d’enfans tiennent une place considérable. Nous en citerons trois qui sont connues de tout le monde : Evangeline dans le roman de Mme Stowe, Pearl dans le Scarlet Letter d’Hawthorne, et Gerty, dont nous nous occupons aujourd’hui. De ces trois figures, celle que nous préférons est Gerty. Evangeline est beaucoup trop une figure de keepsake, elle est trop angélique. Pearl est beaucoup trop bizarre et excentrique. Gerty est plus vraie, elle n’est ni trop ange comme la première, ni trop démon comme la seconde. La suite du roman de miss Cumming ne fera que confirmer cette remarque.

Trueman Flint avait exercé plus d’un métier et rempli plus d’une tâche pénible. Tour à tour vendeur de journaux, cocher de fiacre, casseur de bois, il s’était énergiquement remué pour ne pas se laisser mourir, ou, comme le dit très bien un écrivain anglais, pour maintenir aussi longtemps que possible l’union de son âme et de son corps. C’est une terrible existence que celle qui est employée tout entière, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, à un seul but, ne pas se laisser surprendre par la mort. Les années s’écoulent, et les diverses périodes de la vie passent sans avoir produit leurs fruits naturels. L’enfance s’évanouit sans avoir connu cette certitude instinctive d’être vêtu et nourri, aimé et choyé, qui donne à l’enfant tant d’indépendance et de bonheur exempt de préoccupation. La jeunesse arrive, et son esprit d’aventure, son activité exubérante, ne peuvent trouver leur emploi. L’âge mûr avec ses ambitions avorte tristement. La vieillesse, qui vient clore cette carrière d’impuissance, ne peut elle-même satisfaire son amour du repos. Cependant il reste une consolation au pauvre; il peut conquérir la sympathie de ses semblables en remplissant honnêtement la tâche infertile qui lui est dévolue, et Trueman Flint avait conquis cette sympathie qui, on ne saurait trop le répéter aux heureux du monde, est due, absolument due au malheureux qui est resté honnête et moral.