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que vous n’ayez pas près de vous quelque ami pour vous conseiller. Pareilles bonnes fortunes ne se présentent pas tous les jours, surtout pour de pauvres maîtresses d’école, et j’ose dire que, si vous êtes assez insensée pour la dédaigner, vous n’en trouverez jamais une autre... » Un court silence s’ensuivit. M. Bruce fit un pas ou deux vers la porte, s’arrêta, puis revint et dit : « Après tout, Gertrude Flint, je crois qu’il viendra un jour où vos opinions seront moins romanesques; alors vous vous souviendrez de cette nuit, et vous désirerez d’avoir agi autrement. Vous vous apercevrez ce jour-là que dans le monde chacun doit penser à soi. »


Gertrude a triomphé successivement de toutes les épreuves; il lui reste à triompher d’une dernière, plus grave que la détresse, l’humiliation et la tentation vulgaire de la richesse,— l’ingratitude de l’être aimé. C’est pour Willie qu’elle a tout supporté, pour lui qu’elle a encouru la colère et la disgrâce momentanée de M. Graham, pour lui qu’elle se dérobe aux hommages des adorateurs qui l’entourent. Si Willie ne pensait plus à elle ! Depuis longtemps, elle n’a point reçu de nouvelles. De tristes pressentimens, auxquels elle ne veut point croire, l’assiègent souvent, et troublent par de rapides accès de tristesse son égalité d’humeur et sa sérénité d’âme.

M. Graham et sa nouvelle épouse se décident à aller faire ce fameux tour d’Europe, voyage obligé de tout Américain riche et à prétentions aristocratiques. On épargne ce voyage à l’aveugle Emily et à Gertrude, et toutes deux en profitent pour aller, en compagnie du docteur Jeremy et de sa femme, faire une courte excursion à Saratoga, le rendez-vous du monde élégant de la grande république, le Hombourg ou le Baden-Baden américain. C’est là que, dans une salle d’hôtel, les voyageurs font la rencontre d’un homme singulier dont la destinée se trouve, à leur insu, mêlée à la leur. C’est le Deus ex machinâ qui arrive, comme dans les vieux romans et les vieilles pièces de théâtre, pour tout expliquer et terminer les difficultés à la satisfaction d’un chacun; mais il faut savoir gré à l’auteur d’avoir fait un personnage original de ce personnage nécessaire au dénoûment. M. Philipps, tel est le nom de l’étranger, frappe à première vue par de singuliers contrastes. Est-il jeune ? ne l’est-il pas ? Ses traits sont fatigués et même dévastés, cependant ils trahissent encore un reste de jeunesse. Les yeux sont beaux et brillans comme ceux d’un homme de vingt-cinq ans, mais la chevelure est celle d’un homme qui touche à la vieillesse. Sa physionomie intelligente et attristée raconte une longue histoire de douleurs et de souffrances impatiemment supportées. On dirait que l’âme qui l’anime est celle de Gertrude elle-même, de la Gertrude d’autrefois, de la Gertrude irritable, aimante, sans empire sur elle-même, et victime de ses passions. Quoi qu’il en soit, sa physionomie a beaucoup frappé les voyageurs, et surtout Gertrude. « — Un homme d’une apparence très élégante, n’est-il pas