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ancêtre, je suis resté Normand, c’est-à-dire remuant, inquiet, colère et un peu brigand. Sans fanfaronnade, je puis me vanter d’avoir été le plus mauvais écolier du collège de Palerme. Les verges et la prison, au lieu de me dompter, ne faisaient que m’irriter davantage. Je vivais en pirate avec mes maîtres et mes camarades, à l’exception d’un seul élève, pour qui j’avais une amitié fraternelle.

Pippino Castri était un enfant d’un caractère doux, flexible et docile, toujours le plus jeune dans ses classes et le meilleur sujet. La supériorité de son intelligence excitait la jalousie des autres et lui attirait tant de coups et de mauvais traitemens, que j’eus pitié de lui. Je le pris généreusement sous ma protection, et en me constituant le défenseur du faible opprimé, je rachetai du moins quelques-uns de mes actes nombreux de tyrannie et de rapine. Après le temps maudit du collège, on m’envoya étudier à l’université de Catane, où je retrouvai Pippino Castri. Pour rester conséquent vis-à-vis de moi-même, je me brouillai avec mes professeurs, je fus insolent aux examens, et je manquai tous mes degrés, tandis que mon ami achevait ses brillantes études. Nous revînmes ensemble à Palerme, lui avocat, et moi sans profession. J’entrais dans la jeunesse avec la chaleur de sang d’un bon Sicilien et les instincts d’un corsaire normand. Je prenais en pitié mon sage ami, qui cherchait l’emploi de ses talens dans notre pays éteint, et vivait terre-à-terre, comme vont les barques de Cefalù[1]. À cette époque, une petite zingara, qui disait la bonne aventure aux passans sur la place Marina, regarda le creux de ma main, et me prédit que je mourrais tout habillé. J’ai pensé bien des fois à cette prédiction, et ce n’est pas ma faute si elle ne s’est point accomplie ; elle n’a plus de vraisemblance aujourd’hui que je suis philosophe et retiré du monde.

Mon père, que j’avais perdu dans mon bas âge, m’avait laissé plus de fortune qu’il ne m’en fallait pour commettre beaucoup de sottises, et ma mère, qui s’était remariée, s’occupait fort peu de moi. Pour satisfaire mon humeur vagabonde, je conçus le désir de faire une excursion à Malte et sur les côtes d’Afrique. Parmi mes compagnons de plaisir, je choisis trois garnemens de mon espèce, sur lesquels mon caractère et ma force physique me donnaient une sorte d’autorité ; ils s’embarquèrent avec moi sur un bateau de commerce que je louai pour un mois. Nous avions des vivres, des armes, de l’argent dans nos poches et la tête montée. Après avoir mené joyeuse vie à Malte et visité Tripoli et Tunis, nous abordâmes un matin dans l’île de Zerbi, sans savoir où nous étions. En cherchant à qui parler, nous

  1. Terra-terra, comù li varchi di Cefalù, proverbe sicilien. Le commerce entre Cefalù et Palerme se fait sur des barques fragiles qui suivent prudemment la côte.