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Un soir, dans une compagnie, Melück entend raconter l’histoire du gentilhomme ; loin de s’en égayer, elle prend au sérieux cette légende d’amour et de constance, et quand, vers dix heures, on annonce M. de Saintrée, la belle jeune femme lui trouve un air si noble et si galant, qu’elle se le fait présenter. Le comte aime les beaux arts et parle du théâtre en connaisseur, en homme habitué à juger ce que Paris a de plus renommé. Aussi lui suffit-il d’exprimer un vœu pour que Melück accorde ce qu’elle avait deux heures auparavant refusé aux instances de la maîtresse de la maison, et commence une scène de Phèdre, qui en un moment passionne l’auditoire. Aux vibrations de cette voix mélodieuse et puissante, à cette flamme du désert dont le goût le plus pur soutient et modère l’ardeur, les murmures approbateurs se trahissent, et chacun de se tourner vers le comte, comme pour lui dire : « Eh bien ! qu’en pensez-vous ? eussiez-vous jamais imaginé que la province possédât un pareil talent ? » Mais Saintrée n’est déjà plus à ce qui se passe, et songe à une représentation de Phèdre à laquelle il assistait il y a quinze jours à peine avec sa divine Mathilde. Tout au plus, dans le peu qu’il lui a été donné d’entendre, a-t-il saisi au passage certains défauts ; quant aux sublimités qui provoquent un si magnifique enthousiasme, elles sont demeurées pour lui lettre close. Néanmoins, comme on doit obéir aux bienséances, il s’approche de Melück, glisse sur le chapitre des complimens, touche avec une délicatesse exquise aux petites imperfections, et, d’un ton de parfait savoir-vivre, lui débite la meilleure leçon de style théâtral qu’elle ait encore reçue ; puis, joignant l’exemple au précepte, il reprend l’un après l’autre les divers passages qu’il vient de critiquer. Il les récite et les nuance avec tant d’émotion et d’art, que Phèdre, en personne intelligente et vraiment supérieure, reconnaît à l’instant son maître et supplie le comte de ne pas lui ménager ses avis et de venir la voir chez elle aussi souvent qu’il le pourra.

Le lendemain, Saintrée vient voir Melück et commence naturellement par ne lui parler que de l’éternel et unique objet de ses préoccupations. Melück, loin de chercher à le distraire de son infortune, le laisse au contraire en épuiser tous les détails, et seulement alors amène la conversation sur l’art. Avec cette curiosité fiévreuse propre à certaines natures que le feu sacré dévore, et qui ont, comme disait Voltaire, le diable au corps, la jeune femme s’informe des grandes tragédiennes de la scène française et veut savoir, — touchant leur pantomime, leur diction, leur manière de comprendre et d’interpréter tel ou tel passage, — les moindres particularités. Un point surtout l’intéresse et l’attache : comment la célèbre Clairon porte le manteau de reine. En dilettante chaleureux, en homme versé