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romanesque hasard m’avait ménagée avec mistress Brown, et, marchant à l’arrière-garde, je demeurai tout entier à d’irrésistibles souvenirs.

Un petit quart d’heure de marche nous conduisit au lieu du rendez-vous, où toute l’élite de la station nous attendait avec l’impatience naturelle à des voyageurs dont l’air vif des montagnes et les fatigues d’une longue route ont aiguisé l’appétit. L’épisode romanesque dont j’étais le héros circula rapidement dans l’assemblée, et chacun voulut l’entendre de ma bouche; mais l’édifice de mon importance, fragile comme toute grandeur humaine, s’écroula subitement à l’arrivée d’un personnage enturbanné qui inclina devant l’amphitryon cette révérence sacramentelle qui, chez tous les peuples civilisés, annonce que le repas a fait son apparition sur la table. A ce signal impatiemment attendu, mes auditeurs, même les plus attentifs, se dirigèrent sans cérémonie vers une vaste tente où toute la compagnie se trouva bientôt rangée autour d’une table somptueusement servie. La place d’honneur, à la droite de mistress Brown, m’avait été réservée, et à plusieurs reprises elle tenta de la manière la plus bienveillante d’engager la conversation; mais ses aimables efforts obtinrent à peine une réponse de quelques monosyllabes : une idée fixe, immuable, dominait et absorbait toutes mes pensées. L’énigme du passé se dressait en traits de feu dans mon cerveau, où s’imageaient, comme sur la toile d’une lanterne magique, un chaos de souvenirs confus, au milieu desquels je retrouvais les yeux brillans d’Adèle, ton honnête figure, des montagnes d’écrevisses, des avalanches de croquignoles, enfin ma belle étrangère du lac d’Enghien, et le petit bijou, seul gage de l’aventure la plus romanesque de ma vie, que je portais précieusement à l’anneau de ma chaîne.

Tout a une fin en ce monde : les romans en vingt volumes et les repas anglo-indiens. Après une séance à table d’une heure et demie, les dames ayant donné le signal de la retraite, je m’esquivai à leur suite et vins me réfugier solitaire à un endroit culminant du plateau, où une vue vraiment magnifique s’offrait à mes regards. A ma droite se déroulait à perte de vue la plaine de Mysore, bordée en fond de tableau par les cimes des montagnes Cheverroyes, à ma gauche le coquet paysage de la station d’Ottacommund avec ses charmans cottages, sa blanche église, son lac aux contours capricieux. A quelques pieds au-dessous de moi se trouvait un groupe de cabanes de Thuggurs, les habitans primitifs de ces montagnes, une race inexpliquée, aux traits hébraïques, à la peau légèrement cuivrée, qui habite uniformément des maisons de bois avec des toits cylindriques et des portes de deux pieds de haut de l’aspect le plus original. Quelques femmes, les cheveux épars, enveloppées dans des