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se placer à côté de lui, pour le conduire avec bonté dans le mystère de la vie, car il ne faut pas croire qu’un génie mauvais puisse troubler une vie vertueuse. Dieu est bon en toutes choses. » Ce sont là des pensées étonnantes, surtout si l’on songe qu’elles jaillissaient au milieu du polythéisme encore debout ; rien de plus pur et quelquefois de plus grand : c’est du christianisme anticipé. Et remarquons que Ménandre dit plus souvent « Dieu » que « les dieux : » les noms des anciens dieux ne figurent plus guère dans Ménandre que comme des juremens usuels ou des interjections : « Par Minerve ! par Jupiter ! » C’est tout ce qui en reste.

Dans la diversité même de ces opinions sur les grands secrets de la destinée humaine et sur la manière de prendre les choses de la vie, ne croit-on pas entendre s’élever à la fois toutes les voix de la croyance et du doute qui se disputaient alors l’empire des âmes ? Ne croit-on pas entendre tantôt Zenon prêchant l’indifférence suprême pour les accidens et les avantages fugitifs de notre courte existence, tantôt Epicure cherchant à régler les passions pour arranger la vie et louvoyer sagement entre tous ses écueils, tantôt un écho du platonisme annonçant un dieu rémunérateur et une justice réparatrice au-delà du monde ? Certaines idées même sont dans le goût oriental, et les Juifs pourraient y reconnaître des paroles de leurs écrivains sacrés. Job, après avoir perdu ses enfans, ses troupeaux, sa maison, s’écrie : Dieu me les avait donnés, Dieu me les a ôtés. Ménandre trouve le même sentiment avec des termes presque identiques : « Homme, ne gémis pas, ne te chagrine pas en vain : tes richesses, ta femme, les nombreux enfans, la Fortune te les avait prêtés, elle te les a repris. » On peut voir ici quel avantage l’Orient avait conservé sur la Grèce minée par une vaste critique, et quelle antique vérité religieuse il était destiné à y ramener quand les dogmes se seraient reconnus les uns les autres. Tandis que le sublime poète arabe rapporte ses souffrances à une puissance intelligente, protectrice et éducatrice, qui l’éprouve, le tente, le livre au génie du mal afin qu’il devienne plus grand que ses adversités, la poésie d’une époque affaiblie et sceptique n’y voit que le roulement fatal de la Fortune, qui écrase au hasard ce qui se rencontre sous sa roue ; la résignation y est comme une obstination désespérée, et non une force de l’âme qui accepte la douleur comme une purification. S’il y a des élans vers la liberté et la foi, le plus souvent le ciel, d’où la philosophie a délogé les dieux, n’est plus qu’une voûte fermée sur les têtes pensantes ; la Fortune entraîne tout, même leurs pensées. Toute sagesse consiste à calculer prudemment une morale pratique qui plie et ne rompe pas sous les coups des orages, et qui permette de mener doucement sa vie jusqu’à la fin : alors on la quittera sans regret,