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l’on veut, il lui a fait prêter serment de fidélité ! C’est pour cela qu’elle a le droit de le servir et le devoir de se laisser tyranniser par lui !

« — Tu te trompes, dit Robert, — il était pâle, mais froid et hautain, — tu te trompes ; j’ai conclu cette alliance avec une foi profonde dans la beauté et la nécessité de l’institution du mariage, je l’ai conclue avec le plus tendre amour pour mon Elisabeth, et pleinement convaincu aussi de l’amour qu’elle me porte. C’est dans ces sentimens que je lui ai juré fidélité et que je veux tenir mon serment. Elle est ma femme, et aussi longtemps qu’elle le sera, j’ai le droit de jeter à la porte quiconque s’ingère sans mission dans les affaires de mon ménage.

« — Oui, certes, les larmes d’Elisabeth témoignent assez clairement de ton amour pour elle et du bonheur que tu lui donnes ! répliqua impétueusement Bertram. Dès qu’il y a contrainte, où est l’amour ? Dès qu’on exige et qu’on ordonne, où est la liberté ? Et s’il n’y a plus ni liberté ni amour, si la sympathie est détruite, le mariage n’est plus qu’une immoralité ; c’est dans cette phrase-là que tu es entré, ce me semble.

« Robert était ébranlé. N’y avait-il pas quelque chose de vrai dans les accusations de son rival ? n’avait-il pas souvent proclamé lui-même que le mariage, avec ses droits et ses devoirs, n’était pas un lien absolument impérieux, que le libre accord des âmes lui donnait seul sa consécration, et que cet accord une fois rompu, la contrainte une fois substituée à la sympathie réciproque, le mariage continué était une violation des lois morales ? C’était là sa propre théorie. Et de plus n’était-il pas incertain en ce moment même des sentimens de sa femme à son égard ? Savait-il si ses droits d’époux reposaient encore sur une base vraie, ou seulement sur une formalité extérieure et par conséquent tyrannique ? Son adversaire ne lui avait-il pas enlevé déjà le cœur d’Elisabeth ? Ces doutes venaient de traverser son âme comme un coup de foudre, et il resta là un instant si abattu, si altéré, que Bertram le mesurait déjà d’un regard triomphant. Enfin, d’une voix profondément émue et les lèvres tremblantes : « Bertram, dit-il, J’aime ma Femme du fond de mon cœur ; elle m’est chère… oh ! plus chère que tu ne penses, » ajouta-t-il en élevant la voix, comme pour répondre au sourire ironique de Bertram.

« — Qu’importe ? s’écria le jeune homme ; c’est l’amour de la femme qui fait le droit de celui qui l’aime. Nous voici donc sur le même terrain. Tu n’as pas de droits, je n’ai pas de droits non plus, sans l’amour d’Elisabeth. Du côté où sera son amour, de ce côté-là sera le droit. Viens, allons trouver Elisabeth ; c’est elle qui décidera entre nous. »

« … Le philosophe se leva, il voulait gagner la porte et se précipiter dans la chambre de sa femme ; mais le peintre, plus agile que lui, lui barra le chemin : « Tu ne verras plus Elisabeth, si ce n’est en ma présence. Veux-tu que ce soit tout de suite ? Allons. » Robert revint sur ses pas le désespoir dans le cœur ; il n’acceptait pas ce défi, il s’avouait, en frémissant de colère, que son rival pourrait bien remporter la victoire. Ce qu’il y avait de plus cruel, c’est qu’il était forcé de reconnaître la loyauté de Bertram ; il ne pouvait voir en lui un misérable, un ténébreux suborneur ; il savait fort bien que Bertram n’avait pas eu de secrètes intrigues avec Elisabeth. — Oui, cependant, oui, tu es un misérable ! s’écria-t-il en continuant sa pensée,