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surveillance constitutionnelle, pour se contrôler les uns par les autres et se servir mutuellement de cour des comptes. C’est l’excuse du gouvernement, c’est aussi l’excuse de lord Raglan. Le commandant en chef de l’armée anglaise n’était réellement le maître de rien, et il se trouvait attaché à tant de différentes branches par tant de cordes et de nœuds, qu’il ne pouvait remuer ni bras ni jambes. On raconte qu’il y a quelques années, quand lord Raglan était chef de division de l’administration militaire, et que le vieux M. Hume rognait impitoyablement les budgets de la guerre, un jour qu’on avait soumis au gouvernement un plan de réforme et d’augmentation de l’armée, lord Raglan se contenta de mettre sa tête dans ses mains en disant : Joseph Hume ! et il ne fut plus question du projet. Lord Raglan, commandant en chef d’une armée en campagne, semble s’être toujours considéré comme un chef de division de ministère, et on dirait que le fantôme de Joseph Hume l’avait suivi en Crimée. Il n’a pas osé être un peu inconstitutionnel, ce qui lui aurait été assurément pardonné.

Ce qui a été prouvé encore par l’enquête, c’est qu’on avait entrepris l’expédition de Crimée avec la conviction tant soit peu précipitée qu’on prendrait Sébastopol sans coup férir et sans brûler une amorce. La déposition du général Evans, jusqu’à présent la plus intéressante, prouve aussi que la principale cause des pertes éprouvées par l’armée anglaise a été l’excès de fatigue. Les hommes, selon lui, auraient résisté à tout, au climat et aux privations, s’ils n’avaient pas été condamnés à faire dans les tranchées un travail au-dessus des forces humaines. Le tort du général anglais a été de vouloir partager la besogne en parties égales, quand les forces n’étaient pas égales. Disons aussi que cette célèbre « marche de flanc, » qui, après la bataille de l’Alma, a complètement et tout à coup changé le caractère des opérations, et dont on a fait naguère tant d’honneur au général anglais, n’a pas reçu le suffrage unanime des autorités compétentes en pareille matière. Comme nous n’avons certainement pas la prétention de juger des opérations stratégiques, nous voudrions citer ici l’opinion d’un officier-général anglais, sir Howard Douglas, l’auteur du Traité d’Artillerie navale. Nous croyons que quelques extraits d’une brochure publiée par lui, il y a déjà plusieurs mois, ne seront pas sans intérêt.


« Au commencement de l’année 1854, disait-il, il ne restait que peu d’espoir du maintien de la paix, et il fut bientôt nécessaire d’envoyer une armée anglaise en Orient pour coopérer avec une armée française. Avec beaucoup d’efforts, l’Angleterre parvint à équiper et à embarquer un peu plus de vingt mille hommes ; les canons, les munitions, les provisions devaient suivre aussi vite qu’on pourrait les rassembler. On ne put expédier alors que quelques