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commerce lui-même ne lui plut jamais beaucoup. Les labeurs incessans, minutieux, scrupuleux qu’il exige, les lents bénéfices qu’il procure, tout cela ne souriait pas à son ardente convoitise. Il aimait mieux inventer des plans, bâtir des opérations sur des hypothèses, assembler des chiffres et résoudre des problèmes du calcul des probabilités comme ne s’en posèrent jamais Pascal et Bernouilli. L’imprévu, l’inattendu, le hasard, tels sont les élémens sur lesquels M. Barnum comptait asseoir sa gloire et sa fortune. Du reste il faut reconnaître qu’il a su tirer admirablement parti de ces étranges élémens de succès. Tout son art consiste en ceci : — étant donnée une chance sur cent, multiplier cette unité par quatre-vingt-dix-neuf, de manière à rendre le possible certain. — Alors, pour donner à cette unique chance le développement nécessaire, il déploie l’activité la plus incroyable. Il crée des intéressés, il accumule les réclames, il éveille la curiosité et l’aiguillonne jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à l’état de désir irrésistible comme dans l’affaire de Jenny Lind. Il unit donc deux choses qui semblent inconciliables et qui se trouvent souvent réunies chez les natures nées comme lui pour l’intrigue et le humbug, — une activité inouie et une grande aversion pour le travail régulier. Il lui échappe en effet quelques notes bien mélancoliques, lorsqu’après avoir raconté l’insuccès de ses opérations de cirque et de saltimbanques, il avoue qu’il fut obligé, pour faire vivre sa famille, de se faire courtier de librairie et journaliste, penny a liner. « Vivant à New-York sans emploi et avec une famille à nourrir, j’épuisai bientôt tout l’argent qui me restait, et je devins aussi pauvre qu’il est possible de l’être. Je cherchai en vain un emploi conforme à mes goûts et grâce auquel je pusse me tenir la tête au-dessus de l’eau. Je fus enfin charge de rédiger des avertissemens et des notices pour l’amphithéâtre Bowery. Comme rémunération, je recevais quatre dollars par semaine, et je m’estimais fort heureux de pouvoir toucher même cette modique somme. J’écrivais aussi des articles pour les journaux du dimanche, afin de pouvoir faire bouillir le pot à la maison. » Infortuné M. Barnum! cette détresse venait après l’histoire de Joice Heth ; un mensonge si colossal, si artistement travaillé, méritait en effet beaucoup mieux à son auteur. Comme ses plaintes sont touchantes! aussi touchantes en vérité que ce mot d’un aventurier qui racontait une éclipse entre deux splendeurs : « Enfin, mon ami, que vous dirai-je? J’étais si malheureux que je fus sur le point de me résoudre à travailler. »

« Le fait est, dit M. Barnum, qu’il y a des personnes qui ne peuvent consentir à travailler pour un salaire fixe, quelque considérable qu’il soit. Je suis du nombre de ces personnes. » Le génie de M. Barnum le portait donc vers la spéculation, l’entreprise; en d’autres