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Heth est instructive en ce qu’elle nous donne un assez remarquable spécimen des mœurs de la presse aux États-Unis, où l’on peut, dans le même numéro, faire l’éloge d’une invention et la traiter de mensonge, où tous les charlatanismes ont la permission d’élever la voix, et où les plus scandaleux humbugs ont leur droit d’asile. La fraude elle-même peut y faire insérer son apologie, moyennant le paiement préalable du prix d’insertion. Tout cela est regardé comme autant d’élémens de commerce et d’industrie, et par conséquent de prospérité et de bien-être. Le mensonge en effet n’est-il pas une propriété, la propriété de celui qui le débite ? Qui oserait porter atteinte aux privilèges de la propriété, aux droits de l’homme et du citoyen? C’est ainsi que la presse américaine, admettant avec indifférence toutes sortes d’annonces, d’avis, de notices, de documens qui hurlent de se voir associés dans les mêmes colonnes, protège les intérêts les plus scandaleux. C’est elle qui a fait en partie la fortune de M. Barnum : elle a été réellement pour lui le levier d’Archimède.

Les mêmes journaux qui avaient chanté les louanges de Joice Heth furent donc invités quelque temps après à annoncer que le public avait été dupe d’une odieuse mystification, et que la vieille négresse n’était qu’un automate artistement arrangé, et qui figurait la vie à s’y tromper. La raison de cette réclame, c’est que les recettes baissaient, et que M. Barnum éprouvait le besoin de fouetter la curiosité du public. Cependant la négresse immortelle mourut; un chirurgien la disséqua, découvrit la fraude et révéla dans les journaux la mystification. M. Barnum ne se laissa pas désarçonner, alla trouver M. Bennett, directeur du New-York Herald, et lui persuada que le chirurgien avait été mystifié lui-même, que Joice Heth n’était point morte, et que la négresse disséquée était une certaine vieille mère Nelly décédée dans une petite ville des environs. Le directeur du journal mordit à l’hameçon avec d’autant plus de plaisir qu’il avait ainsi une occasion de railler tout à son aise un concurrent et un rival. Le chirurgien persista dans son dire, le New-York Herald dans le sien. Le public se partageait, et déjà le New-York Herald allait avoir le dessous, lorsque son propriétaire s’avisa d’un nouvel expédient. Il inséra dans son journal des lettres fabriquées (c’est M. Barnum qui l’assure) par lesquelles ses correspondans imaginaires constataient l’existence de Joice Heth. Lorsque les clameurs se furent apaisées, M. Bennett, rencontrant un jour dans la rue le subtil M. Lyman, — un avocat de New-York, plus habile puffiste que M. Barnum lui-même, et qui avait aidé ce dernier dans l’exhibition de Joice Heth, — s’emporta vivement, et lui reprocha la mystification dont il avait été victime. M. Lyman traita l’affaire de plaisanterie, et, pour apaiser la colère de M. Bennett, lui raconta la véritable histoire de