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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/210

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Dans un espace de trente années, le théâtre a subi deux de ces transformations essentielles dont nous parlons. De 1823 à 1835, dans ce grand mouvement de renaissance littéraire qui a produit quelques-unes des œuvres les plus brillantes de notre siècle, le théâtre appartenait à l’histoire, ou plutôt à la fantaisie. Le poète ne se souciait de la vraisemblance que pour la fuir et du bon sens que pour le battre en brèche : il voulait étonner, frapper; ce qu’il lui fallait, c’était un succès de stupéfaction. Fasciné par ces étranges spectacles, le public se laissait gagner par la contagion du faux. Une jeunesse fervente et irascible trépignait dans la salle, elle hurlait à l’unisson des acteurs, et le théâtre emportait la société à sa remorque, comme ces bateaux à hélice qui traînent toute une escadre de chalands.

Les temps sont bien changés. Aujourd’hui les auteurs dramatiques inventent un peu moins et observent un peu plus : ils dépensent plus d’attention que d’imagination, et au lieu de chercher les types dans leur cervelle, ils les cueillent dans les salons, dans la rue, et partout. Le théâtre n’a plus la prétention de former la société à son image : il se forme modestement à l’image de la société. Faut-il s’en plaindre? Regrette qui voudra les évocations dramatiques d’il y a vingt ans. Le théâtre est le miroir de la vie : je briserais mon miroir, s’il ne réfléchissait que l’image des morts.

M. Alexandre Dumas fils n’a rien de commun avec cette école romantique dont les égaremens ont eu tant d’éclat. Le caractère dominant de la comédie, telle qu’on la voit réussir en France depuis quelques années, c’est l’exactitude à tout prix. C’est ce caractère qu’on retrouve chez l’auteur de la Dame aux Camélias et de Diane de Lys. M. Dumas fils prend dans le monde des personnages tout faits, des situations et même des conversations toutes faites. Il recherche le vraisemblable et le naturel avec tout le soin qu’on mettait naguère à l’éviter. Ces tentatives sont accueillies par le public avec un plaisir qui n’a rien de tumultueux. On n’est ni stupéfait ni fasciné, mais amusé. Le succès n’en est pas moins certain, et il est même assez considérable pour qu’il convienne d’examiner si la voie où ces encouragemens du public semblent appeler M. Dumas fils est vraiment la bonne. Pour notre part, nous en doutons. Dans cette voie, l’auteur rencontrera deux écueils : l’excessive préoccupation de l’exactitude, qui tend à faire du dialogue un simple calque de la conversation, puis le choix d’une certaine réalité, reproduite avec une complaisance qui dégénère en abus. A bien prendre les choses, ces deux écueils n’en font qu’un. L’auteur fait parler ses héros dans leur langue : il changerait de style, nous aimons à le croire, en changeant de héros. La Dame aux Camélias, Diane de Lys et le Demi-Monde sont des peintures fort exactes, à ce qu’on assure, d’une certaine société; mais pourquoi un si habile peintre va-t-il chercher tous ses modèles dans le même coin ? Ce n’est pas une société qu’il est appelé à peindre, c’est la société. En présence de cette tendance exclusive d’un vrai talent, on éprouve un sérieux regret. La comédie ne peut que perdre à s’approprier ainsi les procédés de certaines sciences d’observation, les procédés du naturaliste, par exemple, qui se renferme dans l’étude d’une seule classe de plantes, ou du médecin qui se condamne à ne traiter qu’une seule espèce de maladies.

Le demi-monde est un nid d’animaux dangereux :

Je ne bâtirais pas autour de leur demeure.