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instrumens vénérables du salut du monde, les toucher avec respect et les baigner de ses larmes.

L’émotion fut générale et le deuil profond, non-seulement dans l’empire, mais encore dans tout le monde chrétien. La chrétienté ne pouvait-elle pas demander compte aux Romains de la profanation des saints lieux dont ils avaient la garde et de la perte de la croix qu’ils n’avaient pas su protéger ? Ce malheur, le plus poignant qui pût atteindre des âmes chrétiennes, n’était-il pas un châtiment d’en haut attiré par leur lâcheté ? Les Romains s’avouèrent tout cela et commencèrent à rougir d’eux-mêmes. Profitant de ce réveil de son peuple, troublé d’ailleurs jusque dans sa conscience, Héraclius jura qu’il irait chercher la sainte croix en Perse, confondre dans une même vengeance les injures de l’empire romain et celles du Christ, ou mourir sous les murs de Ctésiphon avec tout ce qui conservait encore un cœur chrétien et romain. Un tel dessein, qu’on eût taxé de folie quelques semaines auparavant, parut, dans les circonstances présentes, simple et naturel : on y applaudit, et l’on voulut s’y associer. Les vides de l’armée se comblèrent rapidement par des enrôlemens spontanés, ceux du fisc impérial par les trésors des églises, que le clergé s’empressa d’offrir. Les évêques apportaient l’argenterie de leur métropole et vendaient même leurs meubles précieux pour en verser le produit dans les caisses de l’état, et quand ils tardèrent trop, l’empereur put mettre la main sur leurs biens sans exciter ni étonnement ni murmure. Ces ressources permirent de réorganiser l’armée et d’équiper une flotte. Des prédications répandues en tous lieux entretenaient la ferveur dans le peuple ; les églises et les monastères, ouverts jour et nuit comme dans les temps de grandes calamités, retentissaient incessamment du chant des litanies et des psaumes. Malheur à qui se serait avisé de combattre l’entraînement public, auquel cédaient les plus hauts personnages, les magistrats, le sénat lui-même ! Il eût payé cher son scepticisme et ses moqueries. Un homme d’un rang élevé, jaloux d’Héraclius, ayant qualifié outrageusement l’idée de l’empereur et l’empereur lui-même, fut dégradé par le sénat, et le châtiment eût été plus loin sans l’intervention du prince. On se contenta de faire tonsurer le critique malencontreux, puis on l’envoya au fond d’un cloître méditer sur le danger des oppositions impopulaires, et devenir meilleur chrétien, s’il pouvait.

Tels étaient les symptômes d’une résurrection morale du monde romain ; toutefois, avant de se jeter dans une entreprise si lointaine, si longue, et qui présentait tant d’imprévu, il fallait pourvoir à la sûreté de Constantinople et au maintien de la paix dans les provinces européennes. On savait bien que dès qu’une attaque directe s’effectuerait sur la Perse, on verrait l’Asie-Mineure et la Syrie évacuées