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héroïque de la liberté romaine. Quand on a passé le Tibre dans la barque du port de Ripetta pour aller à Saint-Pierre par la campagne, on traverse des prés qui furent les prés des Quintius (prata Quinctia) ; là était le champ de Cincinnatus. Dans l’histoire de Cincinnatus, c’est le patriciat qui triomphe, mais le patriciat rustique des premiers âges de Rome, fier et dur, impitoyable même, mais pur de corruption et animé d’un dévouement sans borne pour la patrie. Tout le monde sait en gros l’histoire de Cincinnatus, on ne se souvient pas toujours des circonstances dans lesquelles le sénat alla chercher le dictateur dans son champ. Je demande la permission de reprendre le récit d’après Tite-Live, car il offre une peinture merveilleusement forte et naïve des anciennes mœurs politiques des Romains, surtout quand on relit le troisième livre de Tite-Live dans les prés des Quintius.

Cincinnatus, qu’on se représente en général comme une sorte de soldat laboureur, était le chef d’une des plus grandes familles patriciennes, la gens Quinctia. Son fils Cæso s’était fait remarquer par ses violences contre les tribuns. Aussi fier de la noblesse de sa race que de la force de son corps et de la grandeur de sa taille, éloquent et courageux, dans une lutte entre les tribuns et les patriciens qui fut presque un combat, on le vit se placer au milieu de ceux-ci, les dominer de toute la tête, et, comme dit Tite-Live, « portant toutes les dictatures et tous les consulats dans sa voix et dans sa force, » soutenir les assauts et les déchaînemens populaires. Il chassa plusieurs fois les tribuns du Forum et mit la plèbe en déroute. Le tribun Virginius intenta contre lui une accusation capitale. Le caractère terrible de ce jeune homme, atrox ingenium, s’irritant au lieu de s’effrayer, il redouble de violence. Les tribuns le laissent s’emporter et se compromettre toujours davantage. Le jour du jugement arrive, les patriciens les plus illustres le défendent, le célèbrent comme l’espoir de la république. « Son père Quintius, dit Tite-Live, qui avait pour surnom le frisé (cincinnatus), ne répétant point ces bravades, de peur d’augmenter l’envie, mais demandant grâce pour une erreur et pour la jeunesse, priait qu’à lui, qui en parole ou en action n’avait jamais offensé personne, on accordât son fils. » Ces modestes paroles du père de famille eussent touché la foule ; mais un ancien tribun vint raconter qu’un jour, dans la Suburra (c’était le quartier populaire), son frère, encore convalescent, a rencontré Cæso, que Cæso l’a frappé du poing et renversé presque mort, qu’à cette heure il l’est peut-être tout à fait. À ce récit, qui était controuvé, le peuple s’émeut, et il s’en faut de peu que le jeune patricien ne soit mis en pièces. Le tribun Virginius ordonne de l’arrêter et de l’enchaîner ; les patriciens opposent la force à la force. Enfin Cæso