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La vue de ce qui l’entourait avait sans doute reporté l’étranger vers ces souvenirs des temps héroïques de la Suisse, car son regard allait de Tellen-Platte à la prairie du Serment avec une expression de curiosité exaltée, et il murmurait à demi-voix les vers de Schiller : « Quel motif a pu rassembler les trois peuples des montagnes sur une rive déserte du lac pendant les heures funèbres de la nuit? Quel doit être l’objet de cette nouvelle alliance que nous allons conclure ici sous la voûte étoilée du ciel[1]? »

Alors même que le choix de la citation n’eût point trahi la nationalité du jeune voyageur, son costume eût suffi pour la faire connaître : c’était celui des étudians de la Vieille-Allemagne, association formée sous l’inspiration de cette philosophie de l’histoire qui opposait fatalement les races germaniques aux races latines, et où l’enthousiasme romanesque mêlé à je ne sais quel fanatisme rétrospectif faisait de chaque membre une sorte de Werther gallophobe toujours prêt à chanter la fameuse Marseillaise teutonique : « Non, vous ne l’aurez point, notre Rhin allemand ! »

L’étudiant touriste portait le pantalon et la tunique de velours soutachés d’arabesques, la ceinture vernie, les guêtres de peau de daim, la petite casquette verte liserée de blanc et le havresac de cuir noir aux gaufrures symboliques. Il tenait à la main un de ces longs bâtons ferrés que surmonte une corne de chamois, et autour desquels s’enroulent, gravés au feu, les noms des lieux que l’on a visités. Sa taille haute était dégagée plutôt que gracieuse, de longs cheveux blonds tombaient sur son cou presque nu, et la blancheur rosée de son visage lui eût donné une apparence efféminée sans la moustache épaisse qui garnissait sa lèvre et sans l’expression de ses yeux. Il y avait en effet dans leur bleu changeant quelque chose d’âpre et pour ainsi dire d’excessif. Leur regard passait brusquement de l’extatique au farouche, du rayonnant au sombre, sans s’arrêter jamais dans le calme.

Cependant si notre jeune voyageur eût traversé la Suisse quelques années plus tôt et se fût soumis à l’examen de Lavater, nul doute que l’illustre physiognomoniste n’eût démêlé sous cette exaltation quelque chose d’artificiel, une sorte de nature acquise à laquelle l’étudiant avait attaché son honneur, et qui faisait de lui, dans une certaine mesure, un de ces comédiens sans le savoir qui arrivent à ne pouvoir distinguer leur rôle de leur caractère. Peut-être même l’illustre Zurichois eût-il découvert sous le lyrisme emphatique du jeune Allemand un fonds de bonhomie bourgeoise naturelle à sa race, car la véritable infirmité du génie germain est de méconnaître

  1. Guillaume Tell, acte II, scène VI.