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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/429

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l’impatience du joug étranger ! Dès le temps de Vespasien, Classicus et Tutor se faisaient proclamer empereurs gaulois, et forçaient les légions vaincues à venir prêter serment aux aigles nouvelles de la Gaule. Au IIIe siècle, sous le règne de Gallien, la Gaule forme, avec l’Espagne et la Bretagne, un empire transalpin à la tête duquel se succèdent des Césars dignes d’un meilleur sort : Posthume, Victorinus et Tetricus, hommes d’épée, hommes d’état, d’un grand caractère et capables assurément de fonder un empire durable si les temps marqués par la Providence fussent venus. Enfin, au Ve siècle, lorsque la Gaule envahie par les Vandales est oubliée par la cour de Ravenne, elle reconnaît pour empereur un soldat appelé Constantin, que les milices de Bretagne avaient déjà choisi en se rangeant sous son commandement. Il reste pendant cinq ans maître des Gaules, prend possession de plusieurs villes, repousse les généraux de l’empereur, contraint Honorius à lui envoyer la pourpre, et ne périt qu’en 411, à la suite des trahisons multipliées de ceux qu’il avait autour de lui.

Il ne faut pas se tromper cependant sur les motifs qui poussaient les Gaulois, qui les faisaient s’insurger contre Rome et proclamer jusqu’à trois fois un empire gallo-romain; il ne faut pas croire que ce fût la haine de la civilisation romaine; non, ils détestaient la tyrannie de Rome, mais ils en aimaient les lumières. En effet, c’étaient toujours les insignes romains qu’ils choisissaient, la pourpre qu’ils donnaient à leurs généraux couronnés. C’étaient bien les traditions de l’empire, moins les exactions du fisc et cet égoïsme qui faisait sacrifier toutes choses aux besoins de la plèbe de Rome pour lui donner du pain et les jeux du cirque, panem et circenses. C’étaient bien les lettres romaines qu’on voulait sauver dans ce pays où les écoles étaient si florissantes, où, dès les premiers siècles, les rhéteurs gaulois formaient des orateurs pour le barreau des cités naissantes de la Bretagne :

Gallia causidicos docuit facunda Britannos[1].

Ces écoles arrivèrent à un degré de splendeur tel, que Gratien rendit ce célèbre décret qui porte si haut la dignité des écoles de Trêves. Ausone atteste quelle était la popularité de tous ces grammairiens et de tous ces rhéteurs qui enseignaient à Autun, à Lyon, à Narbonne, à Toulouse, à Bordeaux. Partout, en effet, renaissait la passion de la parole, le goût de l’art oratoire, et, tandis qu’à Rome on voit peu à peu s’éteindre les dernières étincelles de cet art qui avait produit Cicéron, quelques restes en subsistent dans la Gaule, s’entretiennent et se retrouvent sous une forme assurément bien misérable, mais sous une forme reconnaissante encore, dans les panégyristes des empereurs. L’histoire doit flétrir sans doute l’usage, l’ignominie de ces éloges adressés souvent à des hommes souillés de sang par d’autres hommes avides d’or, de dignités et de faveur; mais il n’est pas permis de méconnaître que, dans cette humiliation et cette bassesse, se conservaient les dernières traditions de l’art oratoire, et que ces hommes dégénérés, ces Eumène, ces Pacatus, ces Mamertin, témoignent au moins du goût, de la passion des Gaulois de leur époque pour la parole, pour l’art de bien dire, pour l’art de finement

  1. Juvénal, Sat. XV, V, 111.